
17 octobre 2025
Colette Fellous, vigie de l’entre-deuxpar Antoine Perraud, journaliste
Non loin d’un lieu parisien chargé d’histoire – la place de la Nation –, au bout de l’appartement, côté boulevard de Picpus, voici son bureau. Il lui ressemble : ouvert au grand large et pourtant très intime, avec une pointe de mystère. Il donne sur un balcon où trône un jasmin en pot, récupéré dans une province française mais doté d’une qualité rare : « Il a le même parfum que là-bas, en Tunisie… »
Ici et ailleurs, au-dedans et au-dehors, chez soi et chez autrui ; néanmoins toujours sous le même toit de l’humanité. Telle fut, est et sera Colette Fellous.
Tout a commencé à Tunis, où elle naquit en 1950 : « À 7 ou 8 ans, j’allais sur le balcon et je regardais au loin sur la droite tout en me disant que si je marchais tout droit, je ferais le tour du monde. »
Quitter de plein gré un univers déjà empli de livres. Laisser derrière soi des parents attentionnés qui lui projetaient sur le mur de sa chambre, à l’aide d’un Pathé-Baby, des films de Charlot. Aller étudier à Paris, comme ses aînés, une fois le baccalauréat en poche.
Voilà un destin tout tracé, qui semble s’accélérer en juin 1967, lors des manifestations contre Israël organisées à Tunis durant la guerre des Six-Jours. Colette comprend sur-le-champ qu’elle est juive. Elle est à l’intérieur de la demeure, dans le quartier de la synagogue. Sa mère lui demande d’aller fermer les volets. Elle aperçoit, à l’extérieur, un homme, dans le défilé de la colère, qui la toise en mimant un égorgement.
Malgré le désir lancinant de partir, en dépit de la violence finale d’un geste scélérat inconcevable – tant sa famille, laïque, n’entretenait aucun lien avec Israël et n’avait pour horizon que la France et surtout sa langue –, la jeune femme se repasse dans la tête, une fois à Paris, non pas les courts métrages de Chaplin mais cette vie passée, à Tunis.
Alors, l’ennui diffus de son enfance se transmue en beauté inassouvie. Alors, elle se rend compte qu’elle est double, triple, quadruple : à la fois céans et autre part. Ces oscillations, fluctuations et balancements deviendront la matière des livres qu’elle écrira et des émissions de radio qu’elle produira sur France Culture. Colette Fellous, ou l’ère du roulis…
« Délicatesse » était un mot prisé par Roland Barthes et qu’elle a fait sien, l’air de rien. Amie de la nuance, Colette Fellous pardonne les offenses et cultive le « revenez-y » émancipé, plutôt que l’amertume qui nous enchaîne à nos tourments.
« Allô Godard ?! Allô Duras ?? »
En attendant, la voici en Sorbonne, étudiant la littérature comparée et l’italien, comme pour retrouver la multiplicité des langues et leurs coudoiements au sud de la Méditerranée. Elle se ménage deux « cocons » : la bibliothèque de l’université ainsi que la cinémathèque d’Henri Langlois nichée dans le palais de Chaillot.
Après le chambardement de Mai-68 vécu aux premières loges, dans un état d’émerveillement pondéré comme d’excitation réfléchie, il faut songer à la suite. Cependant qu’elle a en main S/Z, l’essai que Barthes vient de publier sur Balzac, Colette Fellous croise au Quartier Latin Pascal Bruckner, qui lui parle des séminaires qu’anime le fabuleux sémiologue, tout en lui laissant peu d’espoir d’intégrer l’un des trois groupes, tant sont privilégiés les dispositifs restreints.
Qu’à cela ne tienne, l’étudiante téléphone à Barthes : « À l’époque, nous avions tout le monde au bout du fil, directement : “Allô Godard ?! Allô Duras ?!” »
Le mandarin de l’École pratique des hautes études la reçoit, tout en lui déclarant qu’il ne saurait l’accepter. Colette désespère : « J’étais face à celui que je lisais avec passion, avec lequel j’avais l’envie passionnée de travailler. Il me regardait tout en m’opposant un refus courtois avec un sourire désolé. J’ai tenté l’impossible, qui m’est passé par la tête, avec cette phrase : “Je ne vous dérangerai pas, j’ai besoin d’une présence lointaine.” La formule lui a plu, il a ri et dit : “En ce cas, d’accord.” »
Plus tard, Colette Fellous expérimentera la capacité dont fait parfois montre sa parole, performative. Claude Lévi-Strauss lui refuse-t-il de participer à une émission de trois heures de France Culture, « Le Bon Plaisir » ? La solliciteuse, avisant le bric-à-brac prodigieux qui entoure le vieil anthropologue, lui soumet soudain l’idée de partir des objets qui lui sont chers, plutôt que de se focaliser sur lui et de se lancer dans une énième exploration chronologique de son parcours. Banco !
Dans un autre ordre d’idée, il suffira de proposer un beau jour à la propriétaire de l’immeuble dans lequel elle louait un appartement, depuis des lustres, d’acheter le bien pour que la bailleuse, jusqu’alors rétive à l’idée de vendre, revienne vers elle avec une réponse positive. Colette Fellous, ou la maïeutique magnétique…
Une ronde autour de la mémoire
Au début des années 1970, Barthes s’avère autant une révélation qu’un tremplin : « Il nous a ouvert à l’idée, assez inédite en ce temps-là, que tout pouvait être sujet, tout ce que nous vivions. Qu’il n’y avait plus de différence entre notre existence et la littérature – tout en nous convainquant que l’ensemble des disciplines étaient liées, de la science à l’histoire en passant par la psychanalyse. Et la musique, bien sûr : les sons et la voix, sur laquelle portait son séminaire. C’est ainsi que je suis entrée à la radio, indirectement grâce à Roland Barthes. »
Plus directement, c’est René Farabet (1934-2017), pape de l’« Atelier de création radiophonique » à France Culture, qui lui met le pied à l’étrier des ondes inouïes. Le désir d’une émission apparut à Colette comme une intuition, à l’écoute d’une musique propre aux derviches tourneurs. Instantanément, la Tunisie lui revint en tête.
Pourquoi ne pas tenter de bâtir une ronde autour de la mémoire et des sensations ? Cela devait donner une tentative première intitulée « Le Cercle », diffusée en 1980, alors qu’elle a tout juste terminé son premier livre, Roma, un récit choral situé dans la capitale italienne où les langues se délient. Colette Fellous, où le surgissement de paroles recueillies et choyées…
Ce qu’induit le pouvoir
France Culture et l’édition, deux sillons creusés, en parallèle, près de quatre décennies durant, non sans découvertes parfois insolites. Les droits d’auteur, par exemple : René Farabet, dans une sorte de confusion amène, déclarait et percevait ce qui eût dû revenir à l’autrice, finalement affranchie par la bande et inscrite à la Scam – à laquelle elle voue la reconnaissance de qui fut reconnue.
Il y a chez elle une quiétude professionnelle rare – tant les femmes de sa génération durent, a contrario, en découdre et ferrailler. Colette Fellous a simplement bénéficié de la bénévolence de Jean-Marie Borzeix à France Culture, comme d’Isabelle Gallimard dans la galaxie Gutenberg. Elle se retrouva productrice-coordinatrice des « Nuits magnétiques » à la radio, ainsi que directrice de la collection « Traits et portraits » au Mercure de France. Sans coup férir.
Toutefois, elle découvrit ce qu’induit le pouvoir non plus seulement de faire, mais de faire faire. Il faut l’entendre, sans fausse naïveté, avec plutôt une lucidité blessée, décrire la farandole de gens intéressés qui se forma autour d’elle. Au « Ondes », le café des abords de la Maison de la Radio, on l’approchait comme une sommité : « Je peux te déranger un instant ? »
Cela en dit aussi long sur la précarité de certains métiers que sur la nature humaine, souvent prête à se plier à une dialectique dominant-dominé toujours recommencée.
Colette Fellous est l’une des rares personnes à ne pas s’être dissoute dans la relation d’emprise prédatrice qu’engendre un poste de responsabilité. Quand Laure Adler l’a délogée des « Nuits magnétiques », en 1999, pour remettre les clefs de l’émission à Alain Veinstein, Colette n’a guère bronché.
Elle s’est attelée à produire « Carnet nomade », une invitation au voyage à partir d’objets, de sons, d’associations d’idées, d’éclats de mémoire, de mots sur le bout de la langue et de rêves inachevés : une mosaïque récapitulative, gorgée de réminiscences barthésiennes et de prémonitions fellousiennes.
Et lorsqu’en 2015, un directeur de rencontre, Olivier Poivre d’Arvor, l’effaça de France Culture, la productrice partit sur la pointe des pieds, acceptant même un peu plus tard, de son licencieur propulsé ambassadeur de France en Tunisie, une invitation à présenter son œuvre dans les murs de la représentation diplomatique, au nom d’une certaine idée du partage culturel à rebours du ressentiment.
« Délicatesse » était un mot prisé par Roland Barthes et qu’elle a fait sien, l’air de rien. Amie de la nuance, Colette Fellous pardonne les offenses et cultive le « revenez-y » émancipé, plutôt que l’amertume qui nous enchaîne à nos tourments.
Ainsi le Tunis étriqué de son enfance est-il devenu un réservoir inépuisable d’impressions que vient croquer la mémoire, recréatrice, d’une écrivaine orfèvre de la vie en vrac et du pêle-mêle émotionnel. Colette Fellous, ou le ressac du vague à l’âme fertile…
Notre vigie des lettres et des ondes n’oublie pas, certes à un degré moindre mais au cœur de notre Europe à la fois repue et fourbue, les passants que nous sommes faisant mine de ne jamais remarquer les ombres qui dorment dans nos rues.
Douceur féline
Ces temps derniers, les conditions politiques tunisiennes tout comme la situation internationale ont tenu l’écrivaine à l’écart de sa chère Méditerranée, à l’écart du cri de l’hirondelle comme du muezzin, à l’écart de la lumière dans laquelle baignent non seulement les figuiers de sa terre natale, mais Carthage, Sidi Bou Saïd, le djebel Bou-Kornine.
Retenue à Paris, son indignation bat la campagne : de l’Ukraine à la bande de Gaza, à propos desquelles ceux qui ne veulent ni voir ni entendre les souffrances, engendrées par l’impérialisme ou la vengeance, s’installent avec impudence dans une cécité, une surdité, volontaires.
Notre vigie des lettres et des ondes n’oublie pas, certes à un degré moindre mais au cœur de notre Europe à la fois repue et fourbue, les passants que nous sommes faisant mine de ne jamais remarquer les ombres qui dorment dans nos rues.
En conséquence Colette Fellous, comme si elle convoquait les remembrances qui hantent son œuvre, comme si une floppée de spectres tournoyaient sous son crâne, se prend à murmurer, le regard tout à coup inquiet, avec sa douceur féline devenue âpre : « Comment en sommes-nous arrivés là ? »