L’autrice Yasmina Hamlawi, lauréate du Prix de l’œuvre sonore 2025 de LaScam pour Pleuvoir sur les morts, nous raconte comment le médium sonore permet de faire exister des réalités invisibles. En jouant sur les voix, les sons et le rythme, elle parvient à immerger l’auditeur et l’auditrice dans des histoires singulières et poétiques.

J’ai découvert la richesse du médium sonore presque par hasard.
Il y a une quinzaine d’années, en tant que journaliste, je préparais un article sur les personnes sans-papiers occupant l’Église du Béguinage à Bruxelles. Touchée par les rencontres que j’y ai faites, j’ai eu envie de partager cette atmosphère, d’enregistrer ce microcosme d’humanité et de chaleur.  Plutôt que de retranscrire par des mots ce que je voyais et entendais, ces « voix » devaient être entendues. Leur réel devait pouvoir prendre corps.

C’est ainsi que j’ai commencé mon parcours radiophonique, m’initiant aux textures des sons et aux multiples possibilités qu’offre le langage radiophonique.

Le réel comporte une multitude de facettes

Il n’existe pas un réel, mais diverses réalités.
Chacun·e vit sa propre réalité, celle-ci est, entre autres, le fruit d’une histoire familiale, d’un certain environnement, d’un milieu socio-culturel, d’une éducation et de nombreux autres marqueurs. Ces réalités peuvent se confronter, entrer en résonance ou même s’ignorer. Si nous n’avons pas connaissance, ne serait-ce que de l’éventuelle existence de ces autres marqueurs, il nous sera difficile de comprendre la réalité de notre voisin, de ressentir de l’empathie à son égard.

En tant que réalisatrice radiophonique, j’essaie d’ouvrir des portes entre ces multiples réalités, de créer des résonances, afin qu’une réalité peu connue puisse devenir audible et donc exister.

« Nous ne sommes nous qu’aux yeux des autres et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous-mêmes. » disait Jean-Paul Sartre.

Avec la radio, c’est à partir des oreilles des autres que nous existons. Le micro va avoir un effet grossissant sur des détails de vie pour les apporter aux oreilles de tous·tes, tel un effet loupe. La création radiophonique ouvre un champ exceptionnel de créativité et de retranscription de ces réalités. Par ce médium, je m’émerveille de la liberté de ton, de la puissance narrative, de la possibilité de jeu entre les différents lieux et temps. Nous pouvons nous immerger dans des univers éloignés de notre propre quotidien.

Avec la radio, c’est à partir des oreilles des autres que nous existons

Yasmina Hamlawi

Du réel au récit : les récits comme vecteurs de régulation sociale

Les récits sont des vecteurs de régulation sociale, ils nous ouvrent à d’autres réalités et nous permettent de construire des ponts de compréhension et de dialogues. Ainsi que le soulignait Yuval Harari :

«  Le langage nous a donné la capacité de raconter des histoires (…) Ces mythes permettent à de larges groupes d’individus de travailler ensemble ».

J’aime m’attacher aux histoires singulières qui peuvent résonner de manière plus universelle. Dans un de mes documentaires, Perle, à travers le destin de Fos, une femme excisée, les  « gestes écorcheurs » sont dénoncés. Au-delà de ce destin, toutes les personnes ayant vécu sous le poids de traditions inhibitrices et castratrices peuvent se reconnaître.

Mon rôle de réalisatrice va être de tailler dans le son et les paroles recueillies, afin d’en faire ressortir le caractère universel et que le plus grand nombre puisse se sentir concerné par la réalité d’une personne. En amont d’un projet radiophonique, j’écris donc beaucoup sur le sujet, je multiplie les lectures sur les thématiques que je souhaite élaborer. Les spectacles vivants sont aussi une belle source d’inspiration. Ils nourrissent ma réflexion et m’ouvrent d’autres espaces de pensées.

Ce temps d’écriture et de réflexion est important pour faire émerger une histoire universelle à partir d’une histoire singulière.

«  Nous vivons dans un monde interprété »

A travers leurs créations, les auteur·ices se révèlent toujours un peu, partagent leur point de vue, leur regard sur le réel. Les thèmes à explorer doivent éveiller en moi une émotion, une réactivité, ouvrir mon point de vue d’autrice. Je tente de partager ce qui me touche et me révolte.

La phrase de Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et auteur :  « Nous vivons dans un monde interprété par d’autres où il nous faut prendre place » m’a toujours beaucoup inspirée.

Les failles de la société sont souvent révélatrices de nos propres failles. Pour explorer ces fragilités, je trouve le médium radiophonique si juste. Le son a cette magie de pouvoir traiter de sujets éminemment intimes avec pudeur et délicatesse. L’oreille semblerait moins jugeante que le regard.

Le son a cette magie de pouvoir traiter de sujets éminemment intimes avec pudeur et délicatesse. L’oreille semblerait moins jugeante que le regard.

Yasmina Hamlawi

Composition sonore pour transposer le réel

Dans le réel, rien ne se résout définitivement, la vie est en continuel mouvement, beaucoup de questionnements restent en suspens.

De la même manière, dans un documentaire, il ne s’agit pas de répondre à toutes les questions, mais de susciter l’esprit critique, de laisser la curiosité en éveil. Cette curiosité va créer un élan vers l’autre, vers d’autres réalités que la sienne. C’est un équilibre très challengeant de capter l’attention de l’auditeur, de susciter une présence par l’ouïe, tout en laissant un espace de réflexion et d’interprétation. En création sonore, il y a toute une part d’implicite qui permet cet espace.

Grâce à cette part de suggestif, l’auditeur·ice peut s’approprier le récit. Iel aura sa propre interprétation des sons, des paroles. Le récit proposé va pouvoir faire écho à son propre réel.

Mais pour arriver à cela, les intentions doivent être marquées dès le départ. La narration doit être construite pour pouvoir emmener l’auditeur·ice, le ou la surprendre, sans rien imposer. Et les phases de montage sont toutes aussi importantes pour faire éclore ces intentions.

Yann Paranthoën, le réalisateur radio qui a marqué l’histoire de la radio, mettait en avant ce travail de composition :

« Je compare la radio avec la peinture. (…) je fais un tableau … un tableau sonore, je répartis les sons comme des couleurs. »

Tout un travail d’équilibre.

A partir des différents matériaux sonores – les voix des personnes enregistrées bien sûr, les paysages sonores, la musique, les ambiances …- un univers sonore est construit pour traduire une certaine réalité dans laquelle l’auditeur-rice est invité.e à pénétrer.

Dans Pleuvoir sur les morts, pour évoquer la mort et le parcours funéraire entre la France et l’Algérie, j’ai travaillé sur une trame narrative uniquement composée de sons. Autrement dit, je tenais à laisser les sons raconter par eux-mêmes les étapes de ce voyage si particulier, celui des corps rapatriés, laissant le mystère nous remplir non pas d’angoisses, mais de poésie. La mort est abstraite et remplie de mystères, il me semble important de faire confiance à l’auditeur·ice  dans son écoute, que le ressenti prime sur une narration purement descriptive. Quand il s’agit de la mort, ce n’est plus le rationnel qui prime. On cherche à se raccrocher à quelque chose qui fait sens pour soi-même.

Le besoin de sens

« Le besoin de sens est (…) un besoin essentiel, cela explique pourquoi, depuis la nuit des temps, l’être humain a produit des récits destinés à expliquer la création et le fonctionnement du monde. »  écrit Thierry Janssen, chirurgien et écrivain.

La quête de cohérence est un besoin essentiel dans ma vie et ce besoin anime mon écriture et mes projets radiophoniques.

Chacun·e de nous essaie de placer du sens dans sa vie et de construire son propre réel en fonction de ses ingrédients. Même si mes sujets de travail relèvent d’une certaine gravité et de cette quête, j’aime y ajouter d’autres ingrédients tels que la joie et la poésie.

Transcender les aspects douloureux du réel

Il existe un dernier ingrédient qui m’apparait comme essentiel pour transposer le réel en radio : c’est le rythme. Le rythme et, de manière plus générale, la musique sont significatifs dans nos vies, ils sont omniprésents dans la nature. Certains oiseaux et même des insectes tambourinent sur des troncs, des feuilles (…) et marquent une cadence.

Le rythme est présent dans la construction de mes documentaires : dans la parole, dans les musiques évidemment, mais aussi dans les diverses sonorités de la vie. Il va donner du souffle au récit que je construis, rendant celui-ci plus vivant en quelque sorte.

Les rythmes de transe me fascinent tout particulièrement. La transe soufie par exemple nous emmène vers une intensité émotionnelle nous permettant de transcender, de dépasser des aspects compliqués de la vie : deuil, séparation, manque de sens. Cet état particulier du cerveau existe dans de nombreuses cultures, la perception du Soi est modifiée et nous amène à un état de connexion intense, aux autres, à l’environnement et la nature.

Dans le documentaire Pleuvoir sur les morts, ma fille de 10 ans, Kenza, mène un voyage initiatique à mes côtés. Ce voyage est vécu comme une façon de revenir à une partie de Soi, de ses origines lointaines en Algérie, tout en recherchant le lieu où son grand-père est enterré.

J’ai donc voulu donner une grande part aux rythmes évoquant la transe pour justement transcender les émotions liées à la mort, à l’intergénérationnel et à la recherche de ses racines. C’est notamment le cas dans la scène du lavage mortuaire, lorsque « la laveuse de morts » scande des prières.

Laver le corps d’une personne décédée constitue un acte extrêmement intime. On se situe dans cet étroit passage entre le monde du vivant et celui des morts. Les rites sont posés comme sur une partition musicale et les prières rythmées aident à dépasser le caractère douloureux d’un tel acte. France Schott-Billmann, pionnière de la danse-rythme-thérapie, évoque d’ailleurs la pertinence de la transe et des rites traditionnels pour une meilleure harmonie sociale.

J’ajouterai que les rythmes nous permettent de résonner ensemble.

Yasmina Hamlawi est autrice sonore et journaliste indépendante. Elle a collaboré avec plusieurs médias comme le Monde Diplomatique ou La libre Belgique. Ses créations radiophoniques tissent des récits intimes et donnent une dimension poétique au sonore. Ils ont été largement diffusés en radios, festivals et ont reçus plusieurs récompenses internationales : Le prix de l’exil (2012), Perle (2021)), Pleuvoir sur les morts (2024)

Ils peuvent être entendus sur son site :
https://yasminahamlawi.com

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.