
21 mars 2025
Comment transposer le réel ? #21
« Être passeur du réel »par Jérôme Fritel
Le grand reporter et réalisateur Jérôme Fritel raconte ici son parcours d’artisan du réel. Ses récits de tournage illustrent les choix qu’il fait pour s’en saisir et n’en présenter qu’un fragment. Dès sa diffusion, l’œuvre s’émancipe de son auteur pour que les spectateurs se l’approprient.
Je suis un artisan du réel. Je le parcours depuis 40 ans en tant que grand reporter, d’abord pour la presse écrite, puis pour la télévision, et ensuite comme réalisateur de documentaires.
À chaque nouveau projet, je me retrouve confronté à une réalité différente dont il faut s’emparer pour en proposer une représentation, unique. Nouvelle histoire, nouveaux personnages, nouvelle problématique, nouvelles interrogations, nouveaux doutes…
Dans toutes ces expériences, l’auteur se heurte à la même complexité : le réel présente de multiples visages. C’est ce qui le rend si insaisissable. Tout au plus, peut-il tenter d’en présenter une facette, un éclat, un fragment. Et d’essayer de le raconter, de le transmettre, par des images, des sons, des mots, en toute humilité.
Le réel, dans sa complexité, présente de multiples visages
En tant que journaliste, plutôt que de courir après un réel insaisissable, j’ai longtemps préféré rechercher « l’objectivité ». C’est une quête plus abordable. Elle consiste à recueillir les différents points de vue, confronter les regards, diversifier les approches, pour se rapprocher au plus près de la « réalité » et réduire au minimum la part de « subjectivité ». Avant de proposer une lecture aussi fidèle que possible de la réalité.
Un exercice périlleux et noble qui s’apparente souvent à un numéro d’équilibrisme, tant les différentes forces en présence tentent d’imposer leur vision ou, pour reprendre la terminologie à la mode, leur « récit » du réel.
Quand j’ai basculé dans le monde du documentaire, un responsable d’une des principales chaînes de télévision française m’a donné ce conseil : « à partir de maintenant, tu dois cesser d’être journaliste ».
J’avoue que, sur le moment, je n’ai pas saisi le message. J’avais le sentiment de prolonger mon métier, de m’inscrire dans une certaine continuité. Et pourtant, il avait – en partie – raison. Désormais, il me fallait changer de logiciel, m’éloigner de la recherche de l’objectivité et apprendre à assumer ma part de subjectivité. Ne plus seulement me concentrer sur les faits, mais ajouter une vision, un regard.
Dans cette nouvelle approche, le réel reste le carburant brut, essentiel et indispensable, mais ne représente plus l’alpha et l’oméga. Il vient nourrir une réflexion supplémentaire sur la manière d’interpréter la réalité, de lui donner un sens, et sur les meilleurs moyens pour y parvenir. Sachant, qu’à la fin, c’est ce regard qui s’impose.
Le réel présente de multiples visages. C’est ce qui le rend si insaisissable. Tout au plus, peut-on tenter d’en présenter une facette, un éclat, un fragment.
Jérôme Fritel
En 2011, alors que je réalisais mon premier documentaire pour Arte, consacré à la banque d’affaires américaines Goldman Sachs et à son rôle dans la crise financière des « subprimes » et celle de la dette grecque, j’ai interviewé l’ancien président de la Banque Centrale Européenne, Jean-Claude Trichet. L’entretien avait été préparé en amont et les thèmes des questions envoyés à l’avance.
Interrogé sur la manière dont Goldman Sachs avait franchi toutes les lignes rouges de l’éthique, Mr Trichet se braque et refuse de répondre. Pire, il exige que l’on coupe la caméra, avant d’ajouter « on va faire comme si vous ne m’aviez pas posé la question… ».
Plus tard, en salle de montage, le débat s’ouvre. Quelle signification accorder à ce refus : volonté de taire des informations ? Peur de déplaire ? Effet de surprise ? Faut-il, ou non, conserver cet extrait dans le documentaire ? Et si oui, quel sens lui donner ? Je choisi de conserver la réaction étonnante de Mr Trichet, un homme qui maîtrise à la perfection les codes de la communication moderne.
À sa diffusion, sa non-réponse a été longuement commentée. Elle est apparue comme la meilleure illustration de la culture de l’entre-soi qui prévaut au sein de la finance internationale et du sentiment d’impunité qui émane de ses dirigeants. L’essentiel du message est passé ici avant tout par l’interprétation de la scène, à savoir un silence et un geste d’énervement, par le non-dit plutôt que par les mots.
La représentation du réel est avant tout une histoire de choix. La réalité pouvant prendre de multiples formes, et c’est à l’auteur de choisir quelle image il souhaite proposer. Confronté à cette responsabilité qui l’engage, il doit faire face en permanence à de multiples interrogations : Comment tourner la scène ? Quel point de vue adopter ? Quel sens donner à son regard ? Comment l’articuler avec les autres éléments narratifs et l’inscrire dans un cadre plus large ? C’est au travers des réponses apportées que l’auteur exprime sa vision du réel.
Dernièrement, alors que je travaillais sur la série documentaire consacrée aux oligarques russes, toujours pour Arte, s’est posée la question de savoir comment incarner en image ce grand récit et le rendre accessible au public. Au-delà du questionnement sur le fond du propos, qui rejoint l’approche journalistique, la problématique du choix de la réalisation s’est révélée être l’un des obstacles majeurs à surmonter. Dès le premier jour, de multiples contraintes sont apparues : nombre élevé de personnages inconnus ou méconnus, longueur de la période pendant laquelle se déroule le récit, complexité des enjeux.
Finalement, j’ai choisi de prolonger les images d’archives par des séquences d’images animées, afin de construire une scène de théâtre, virtuelle, où les principaux personnages pourraient apparaître ou disparaître selon les rebondissements des récits, avant de retourner dans leur réalité. Il s’agissait ici d’organiser le monde réel pour le rendre plus compréhensible.
L’animation, qui reste un outil plus souvent utilisé dans les œuvres de fiction, a permis de reconstituer une réalité qui se dérobait et qui avait été largement invisibilisée. Elle a rendu, à mon sens, la démonstration plus claire et plus efficace sans jamais travestir le réel.
Développer ainsi une mise en scène de la réalité nécessite de s’autoriser une prise de distance face aux évènements, aux faits bruts, pour mieux en dégager les principales lignes de force. À charge ensuite, pour l’auteur, de tisser entre eux ces différents fils narratifs pour bâtir un récit global et offrir au public un regard, ou, plus simplement, quelques clefs de compréhension.
Cette « mise en scène » du monde réel participe pleinement du processus d’écriture et de réalisation. Elle tend à prendre une place de plus en plus importante face à l’avalanche de mots, d’images et de sons, qui nous est quotidiennement proposée. Elle permet à une œuvre de s’extraire du flux d’informations, de se singulariser et peut même aller jusqu’à incarner son identité.
Dès sa diffusion, une œuvre n’appartient plus à son auteur. Elle s’émancipe, voyage à travers les écrans, avant que les spectateurs ne se l’approprient.
Jérôme Fritel
Dans cet art délicat de la traduction du réel, se pose également la question de l’appropriation du résultat final par le, ou plutôt, les publics. Comment le documentaire sera-t-il reçu, interprété, déformé, récupéré ?
Dès sa diffusion, une œuvre n’appartient plus à son auteur. Elle s’émancipe, voyage à travers les écrans, avant que les spectateurs ne se l’approprient. In fine, ils sont les seuls juges de la pertinence du regard et des choix de l’auteur. Cette émancipation peut provoquer un décalage, une incompréhension ou, au contraire, une osmose entre les intentions du réalisateur et la réception du public.
C’est dans la nature même d’un documentaire, forcément subjectif, que de provoquer des réactions et des émotions qui échappent à son créateur. Une œuvre est là pour susciter le débat, la confrontation des points de vue et des idées entre le public et l’auteur. De ces échanges naissent souvent de magnifiques rencontres.
Je me souviens d’un moment très fort lors de la projection d’un documentaire, L’Embuscade, que j’avais réalisé sur les 10 soldats français tués en Afghanistan en 2008, lors d’une patrouille dans la vallée d’Uzbin. Dans mon esprit, il s’agissait d’un documentaire sur le sens de la guerre, le métier de soldat et le choix de risquer sa vie pour son pays, à l’âge de vingt ans. Quatre survivants témoignaient pour la première fois.
Dans la salle de projection, au milieu du public, étaient réunis les familles des victimes ainsi que les survivants et leurs proches. Personne n’avait jamais vu le film. Je redoutais pour eux la confrontation avec le réel, la violence des images, le choc des mots, crus. Je m’inquiétais de leur infliger un douloureux retour en arrière, alors qu’ils vivaient déjà un deuil impossible.
Quand la lumière s’est rallumée, j’ai cherché leurs regards avec appréhension. Leurs réactions m’ont autant surpris que réconforté. Un père m’a confié que, ce soir-là, il avait appris que son fils n’avait pas souffert avant de mourir et que cette question le hantait depuis sa disparition… Un autre, dont le fils avait participé au ramassage des corps et qui témoignait, m’a dit que « maintenant il pourrait tourner la page ». Chacun avait vu les images et écouté les paroles à l’aune de ses propres interrogations, de ses quêtes intimes. Et le sens qu’ils y trouvaient allait bien au-delà de mes attentes initiales.
Le film m’avait échappé, il leur appartenait. Ce soir-là, le réel avait pris le visage de ces pères, mères, frères et sœurs, inconsolables et néanmoins apaisés. Mon rôle n’avait consisté qu’à être un passeur, celui qui ramène un fragment de mémoire oubliée du bout du monde.
Et si, finalement, l’auteur n’était que l’un de ces voyageurs du réel ?
Jérôme Fritel a été grand reporter pendant vingt-cinq ans, d’abord pour la presse écrite, puis pour la télévision. Il est l’auteur de plusieurs documentaires d’investigation primés, Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde (2012), Mittal, la face cachée de l’Empire (2014),Daech : naissance d’un État terroriste (2015), HSBC : les gangsters de la finance (2016), Main Basse sur l’eau (2019), Oligarques: le gang de Poutine (2025) tous diffusés sur Arte, et de L’Embuscade (2013) et Hezbollah, l’Enquête Interdite (2023), diffusés sur France Télévision.