
13 juin 2025
Comment transposer le réel ? #24
« Transposer le réel, c’est le dégraisser »par Manon Prigent
Pour Manon Prigent, lauréate en 2024 du Prix de l’œuvre sonore de la Scam, le réel se présente toujours à nous sous la forme d’un trop-plein qu’il s’agit de dégraisser. Elle revient dans cet article sur la spécificité que pose le réel lorsqu’on y accède par le biais d’archives. Un réel qui passe souvent, dans sa pratique, par un lien fondamental à l’acte d’écoute.
Il faut transposer ou c’est la mort, disait Céline. Cette citation m’avait marquée pendant mes années d’études. L’auteur y parlait du travail de la littérature, mais ces mots m’étaient revenus en tête quelques années plus tard lorsque pour la première fois, on me donnait à lire un scénario. C’était celui d’un ami étudiant en cinéma. Dans un texte qui se présentait comme un scénario de fiction, il restituait, avec les noms, les lieux et les situations exactes, des choses que je savais lui être réellement arrivées. J’avais été frappée par le peu de distance qu’il établissait entre sa vie et l’objet qu’il fabriquait. Quelque chose m’avait déçue, créer ne pouvait pas être que cela.
Je crois avoir saisi ce jour-là que la transposition était l’opération par laquelle le réel pouvait devenir autre chose que lui-même, à savoir un objet d’élaboration, un fragment choisi et ré-organisé, ouvrant le champ possible de la fiction. Or j’y pense aujourd’hui encore comme à une boussole, car il me semble que cet acte de transposition s’applique aussi à la démarche documentaire. Transposer pour moi, c’est filtrer, c’est dégraisser le réel. C’est sélectionner ce qui retient mon attention, et lui soustraire ce qui obstrue la vue. Et c’est finalement l’opération qui préside à chacun de mes documentaires : comment d’une histoire, d’un phénomène, d’une personne, puis-je réussir à dégager tout ce qu’il y a en trop, tout ce qui ne tiendra pas dans un seul objet ?
Le réel se présente toujours à nous sous la forme d’un trop-plein confus dont il s’agit de dégager quelque chose.Manon Prigent
J’ai eu dès le début une appétence pour le travail avec les archives. Et ceci a souvent impliqué de me confronter à une matière informe et pléthorique. Certes, l’ensemble que forme un corpus d’archives n’est pas aussi étendu que le réel à portée de mon micro, que le réel qui m’est contemporain. Mais il y a toujours trop de choses dans un fonds d’archives. Même en voulant échapper à l’aspect pléthorique du réel, je m’y suis à nouveau cognée. J’ai vite découvert que le réel se présente toujours à nous sous la forme d’un trop-plein confus dont il s’agit de dégager quelque chose.
Cela a commencé avec L’oreille aux portes (L’Expérience, France Culture, 2019), où j’ai plongé dans les archives du compositeur de musique contemporaine Nicolas Frize. À l’occasion d’une résidence dans un hôpital, il avait gravé méthodiquement, service par service, étage par étage, pièce par pièce, les sons d’ambiance, produisant une sorte de diagnostic sonore de l’institution. Ces enregistrements constituaient pour lui un travail préparatoire à une composition musicale, des sons qu’il allait réagencer et réinterpréter musicalement. Une vingtaine d’heures de claquements de porte, de sons de climatisation, de bruits de pas et de charriots roulant dans les couloirs, d’éclats de voix ténues, au milieu de conversations tantôt anodines, tantôt cruciales – nous sommes en plein pic de l’épidémie de VIH, en 1994. Comment donner du sens à cet abrupt carottage du réel ? Comment faire parler ces sons ?
Après m’être immergée – pour ne pas dire noyée – dans cette matière a priori aride, j’ai senti que le sujet qui m’habitait était celui de l’acte d’écoute. Qu’entendent les patient·es, qu’entendent les soignant·es ? Qu’entend le musicien lorsqu’il y déambule ? J’ai donc eu envie de retrouver des témoins de l’époque – le compositeur lui-même, mais également des soignant·es, des musicien·nes qui avaient pris part à la résidence – et de les y confronter. Il me fallait pour cela sélectionner dans ces archives celles qui me semblaient les plus éloquentes (d’une époque, d’un état de l’hôpital, des affects qui circulaient dans ces lieux), ou au contraire les plus énigmatiques (celles que seule une oreille de spécialiste peut déchiffrer). Il en a alors résulté une réflexion sur les différentes qualités d’écoute, sur ce que le son portait comme information sur le soin, sur les relations entre soignant·es et soigné·es, et finalement, sur l’état de l’hôpital. En transposant ces sons d’archives, c’est-à-dire en les sélectionnant et en les déplaçant dans un autre objet, le réel que j’avais envie d’éclairer m’était apparu.
J’ai compris à ce moment-là que l’acte d’écoute était celui par lequel j’avais envie d’aborder le réel, et qu’en mettant en scène cet acte d’écoute, quelque chose du réel pouvait surgir. Quelques temps plus tard, dans une série de podcast que j’ai réalisée pour ARTE Radio, Tout fout le camp, je suis partie d’un questionnement tout simple : pourquoi, à l’écoute d’une archive des années 1940, 60, et même 80, est-on frappé par cette diction si particulière ? Quel est cet « air du temps » qui passe dans les voix ? Comment définir celui de notre époque ? Je me suis alors à nouveau plongée dans une matière quasi infinie : l’intégralité des archives sonores de l’audiovisuel public [1]. Là encore, il fallait impérativement que je trouve un moyen de dégager ce qui me permettait de travailler sur ma question. J’ai compris qu’il y avait un lien entre la perception du passé et la perception de la jeunesse. Que l’impression véhiculée par les archives – que l’on pourrait tout simplement nommer nostalgie – était souvent corrélée à la sensation que quelque chose se perdait et dont les « jeunes d’aujourd’hui » étaient régulièrement jugé·es responsables. J’ai donc sélectionné une cinquantaine d’archives sonores faisant entendre la jeunesse des années 50 aux années 2000, et suis allée trouver des adolescent·es qui seraient partant·es pour les écouter et réfléchir avec moi. Je les ai longuement interviewé·es, je les ai fait s’écouter, et surtout, je les ai fait réagir à l’écoute de leurs homologues du passé : ils et elles réalisaient alors que plus que la question de l’époque, c’était l’enjeu de classe qui était au cœur des formes du langage parlé. C’est ce dispositif d’écoute qui m’a permis de décentrer ma propre perception et d’y voir plus clair, de faire la part des choses entre rapport au passé, différences de classe, relation à la jeunesse, et finalement, à notre propre jeunesse.
Bien souvent, mettre l’acte d’écoute au cœur de mes documentaires a été le meilleur moyen d’accéder à l’intime et à l’infime du réel.
Manon Prigent
Plus récemment, un nouveau fonds d’archives s’est présenté à moi. Une étincelle s’est allumée lorsque j’ai appris que l’artiste Mâkhi Xenakis avait enregistré dans les années 1990, avec son accord, ses conversations téléphoniques avec Louise Bourgeois, la célèbre artiste naturalisée américaine, de cinquante ans son aînée. Mâkhi Xenakis avait conscience qu’elle avait là un trésor entre les mains. Mais comment ne pas simplement exposer ce trésor ? Comment, au contraire, réussir à le remettre en jeu dans l’aujourd’hui ? Je ne voulais pas me contenter de restituer l’enquête qu’avait menée Mâkhi sur les années lycée de Louise Bourgeois, et qu’elle avait déjà eu l’occasion de raconter dans un passionnant livre [2]. Je sentais qu’il y avait un sujet apparent, mais que ce n’était pas celui-ci qui m’intéressait. Je devais trouver moi aussi ma voix dans cette histoire, et la distance nécessaire au récit juste. C’est-à-dire : entendre ce que les protagonistes elles-mêmes ne peuvent pas entendre. Nathalie Sarraute parle de sous-conversation, la conversation qui filtre sous l’apparence des mots. J’ai donc écouté, transcrit, classé ces archives pendant de nombreuses heures, et cherché, un peu à la manière d’une analyste, à entendre les motifs qui revenaient, les jeux de correspondances entre leurs deux manières de parler, les différentes humeurs et émotions qui les traversaient. Et ce qui m’est apparu, ce sont les jeux de miroir entre les deux artistes, et la part d’entre-dévoration qu’il y a dans toute collaboration artistique. J’ai décelé la manière dont Louise jouait avec Mâkhi, dont Mâkhi se nourrissait de Louise, dont chacune allait puiser chez l’autre quelque chose qui lui permettait à son tour de créer. Il m’a fallu de nombreuses heures d’écoute pour les faire apparaitre, et finalement pour les soumettre à l’appréciation de Mâkhi, qui a ainsi pu revisiter sa relation, une relation dont elle pensait avoir pourtant déjà tout dit. Et cela a donné lieu au documentaire sonore La voix de Louise [3].
Que le réel se présente à moi de manière directe ou sous la forme d’archives, je conçois toujours le geste documentaire comme un arrachement. Il s’agit de partir d’une matière qui résiste : soit parce qu’elle est trop touffue, hostile, a priori indémêlable. Soit parce qu’elle est fascinante, et que cette fascination peut inhiber ou aveugler. À chaque fois, fabriquer un documentaire, c’est choisir de braquer le projecteur sur ce qui n’était d’abord pas visible, pas audible. L’écoute est sélective, la manière dont on écoute le réel est déjà un filtre en soi. Et pour moi, bien souvent, mettre l’acte d’écoute au cœur de mes documentaires a été le meilleur moyen d’accéder à l’intime et à l’infime du réel.
[1] Elles m’étaient mises à disposition par l’INA, dans le cadre de l’appel à projets de podcast INALAB.
[2] Mâkhi Xenakis, « Louise, sauvez-moi ! », Actes Sud, 2018.
[3] L’Expérience, France Culture, 2023.
Manon Prigent est autrice et réalisatrice de documentaires sonores. Depuis 2019, elle réalise des documentaires radiophoniques sur ARTE Radio : La moitié du gourou, 2024 ; Tout fout le camp, 2021, L’amour à Pattaya, 2019, et sur France Culture pour les émissions L’Expérience et La Série Documentaire (Non merci, pas d’enfant et Quand la vie privée devient publique, 2022).
Elle est lauréate en 2024 du Prix de l’œuvre sonore de la Scam pour La voix de Louise (2023, L’Expérience sur France Culture). Son premier film documentaire sortira à l’automne 2025 sur ARTE.