Lauréat de L’Œil d’or 2025 – Le Prix du documentaire à Cannes pour son premier long métrage Imago, Déni Oumar Pitsaev revient sur la genèse du film : un retour dans la vallée de Pankissi sur les traces d’une histoire familiale marquée par l’exil et la guerre, au cœur d’une nature sublime, à la fois refuge et mémoire. Propos recueillis par Emmanuel Raspiengeas.

Dire au revoir à l’enfant de 8 ans que j’étais, qui n’a pas eu de père pour le protéger des horreurs de la guerre.

Déni Oumar Pitsaev

Quel a été votre parcours jusqu’à ce premier long métrage ?

Je n’étais pas destiné à faire du cinéma. Ce n’était pas un rêve d’enfant, c’est venu beaucoup plus tard. J’ai commencé par des études à Sciences Po Paris, puis d’histoire, et c’est ensuite que je me suis tourné vers le cinéma. Je suis parti en Belgique pour étudier à l’INSAS, à Bruxelles. En sortant, j’ai commencé à faire des courts et des moyens métrages. Et c’est bien parti pour le moment !

D’où est venue l’idée de ce film ?

La première inspiration est venue vers 2018, lorsque mon cousin, Daoud, qui habite la vallée de Pankissi, m’a proposé de venir y passer l’été pour me convaincre de m’y installer. J’ai pensé m’y rendre avec l’idée de peut-être en faire un film, mais finalement, le voyage n’a pas eu lieu. Mais quelques années plus tard, ma mère, avec l’aide de Daoud, m’a acheté un terrain pour me donner une vraie raison de venir sur place. Pour m’attirer ! L’idée du film a commencé à changer. Et lorsque mon père a appris cette initiative de ma mère, il m’a dit qu’il voulait venir sur place lui aussi pour m’aider à y construire une maison. Tout est donc parti d’une idée assez simple – passer un été sur place – pour se transformer en quelque chose qui a largement dépassé ce que j’avais prévu initialement. Le film était très écrit. Quand j’écris, ce ne sont que des suppositions : j’imagine que les choses vont se passer « comme ça ». J’élabore une structure dramaturgique à partir des gens que je connais. Mon film avait donc un début, un milieu et une fin, mais bien sûr, le réel est beaucoup plus fort. Par exemple, je ne connaissais pas très bien mon père, et mes scènes avec lui sont très différentes de ce qui était prévu. Je savais lors de l’écriture que je chercherais à avoir une discussion intime avec lui. Je pensais qu’il ne parlerait pas beaucoup, qu’il serait très timide, que cela donnerait une scène assez mutique. Finalement, ce fut totalement l’inverse, ce qui m’a énormément surpris. Ce que l’on écrit en amont, c’est bien, ça nous protège, ça nous prépare, mais il faut être capable d’accepter le réel tel qu’il est, et embrasser la générosité que les gens offrent à la caméra.

Comment filme-t-on ses voisins, ses proches, ses parents d’aussi près ? Avez-vous dû les préparer longtemps en amont ou est-ce que cette approche s’est faite naturellement, grâce à votre statut d’enfant du pays ?

Ça s’est fait très naturellement avec la famille proche, sans aucune résistance. Tout advenait devant la caméra, sur le vif. Avec les autres, c’était curieux. J’étais celui qui était d’ici et de l’extérieur à la fois. La seule résistance qu’il y avait au début, c’était avec les jeunes. Mais après, ce sont eux qui voulaient être le plus filmé ! Ils étaient très contents que je vienne avec cette caméra, qu’un membre de leur communauté les filme. Ça m’a aidé. C’était comme un jeu. Les gens se sont habitués à nous et à la présence de la caméra, même s’il était important pour moi qu’ils n’oublient pas cette présence non plus.

Quand avez-vous décidé d’être accompagné par une équipe plutôt que de filmer vous-même un sujet aussi intime ?

Il a tout de suite été clair que ce ne serait pas moi qui filmerais. J’aurais été obnubilé par les réglages, par le cadre, et je n’aurais pas été présent. Je devais être aussi vulnérable que les personnes face à moi, qui me donnaient tant. Il était important d’être également dans le cadre, pour que l’émotion me traverse aussi, qu’on le voit, qu’on le sente, que ce soit une réalité physique. Pour pouvoir être moi-même, je ne pouvais pas être l’homme avec une machine. Durant des discussions aussi intimes, je n’aurais pas pu avoir le regard de la personne en face, nos yeux ne se seraient jamais croisés.

Le réalisateur américain James Gray dit qu’il n’y a que deux histoires à raconter : celle d’un homme qui part de chez lui, et celle d’un homme qui revient chez lui. Vous, vous avez fait les deux…

En fait, je raconte comment je reviens pour mieux repartir. Au fond, je savais que je ne pourrais sûrement pas vivre là bas, mais comme je sentais que le dialogue était possible, qu’on m’écoutait, je me suis dit que des choses pouvaient advenir dans cet espace. Le Pankissi n’est pas ma terre natale, c’est une sorte de Tchétchénie hors sol, mais je m’y suis rendu pour peut-être dire au revoir à l’enfant de 8 ans que j’étais, qui n’a pas eu de père pour le protéger des horreurs de la guerre. Je suis revenu pour libérer cet enfant et repartir avec mes propres rêves d’adulte.

Est-ce qu’il n’y avait pas une forme de provocation de votre part dans ce projet de maison, trop originale pour être sérieuse, et vous fournir une excuse pour ne pas rester au Pankissi ?

Oui et non. C’était une maison volontairement provocante pour ouvrir l’espace pour un dialogue et pour le rêve. Les maisons sont censées représenter ce que nous sommes, quels sont nos rêves, sans que nous ayons besoin de les dire. Et je rêve vraiment de cette maison ! La provocation n’était donc pas totale. La vraie provocation que je recherchais, c’était oser dire les choses. Ce qui était provocant dans mon projet, ça n’est pas seulement qu’elle était futuriste, mais qu’elle était hors-sol. Pour ma communauté, la partie la plus importante d’une maison, à construire en premier, c’est… le sous-sol ! Car la guerre peut toujours revenir, il faut avoir une cave pour se protéger. Tout le monde a été traumatisé par plusieurs guerres. Moi-même, dès mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps dans des caves pendant les bombardements russes. Mon enfance, c’est ce traumatisme, et moi j’ai besoin d’une maison très lumineuse, qui va vers le haut, qui regarde loin. Je refuse de penser au retour de la guerre. C’est comme le chant d’une sirène, qui cherche à vous attirer dans ses griffes. Et puis, psychologiquement, je trouve ça très dur de construire une maison en se disant qu’elle peut être détruite. Dans mes souvenirs d’enfance, très peu de gens sont remontés vivants des caves, étouffés ou écrasés sous l’écroulement des maisons. Si des bombes doivent me tomber dessus, je préfère mourir tout de suite dans ma maison que souffrir dans ma cave.

Au centre du film, il y a la scène de confrontation avec votre père, longue de 20 minutes dans un film d’1h40… Comment filme-t-on une scène pareille ?

C’est presque un court-métrage à l’intérieur du film. J’avais imaginé le dispositif, mais je ne savais pas ce qui sortirait de moi, ni comment mon père réagirait, et comment ce « match » se jouerait entre nous. Le tournage a duré seulement deux heures, desquelles nous avons gardé 15%, ce qui est énorme. J’ai totalement oublié la caméra, j’étais entièrement absorbé par ce que j’étais en train de vivre, et l’équipe a parfaitement suivi. Elle m’a donné beaucoup. Ça n’était pas facile physiquement, avec un terrain très accidenté et des branches partout. Il n’y avait pas de pause, pas de coupures, la caméra a presque tourné en plan séquence, même s’il a fallu s’arrêter deux fois pour changer les batteries. Nous avons longtemps pensé que la séquence était trop longue, nous avons beaucoup coupé au montage.

C’est une scène très fluide pourtant, et surtout extrêmement riche, avec de la violence, de la colère, de l’affection, du regret… C’est peut-être sur cette scène que vous avez gagné le prix de l’Oeil d’Or !

Avec Laurent Sénéchal, le monteur, la construction du film s’est faite autour de cette scène. Elle modifie le film. Durant toute la première partie, on pense que le film va quelque part, puis il change de direction avec l’arrivée de ma mère, puis encore avec l’arrivée du père. Le film nous mène jusqu’à cette fin que l’on n’attend pas.

Quand ce titre énigmatique s’est-il imposé ?

Il a toujours été là. Il vient de mon père et de la dernière nuit que j’ai passé avec lui, enfant, en Tchétchénie. Il a fait des études de biologie, et il m’avait parlé de l’imago, cet état de métamorphose chez les insectes. Pendant des années, je me suis demandé s’il voulait me parler de lui, de moi, ou encore de la société tchétchène… C’est quelque chose qui est resté en moi très longtemps. Et puis, des années plus tard, quand je lui ai parlé de mon projet de film et qu’il m’a dit qu’il voulait venir m’aider, j’ai su qu’il serait un personnage très important. J’ai donc titré le film « Imago », en imaginant que nous parlerions de ça durant cette marche que je voulais faire avec lui, et qu’il pourrait m’en expliquer le sens, et me donner des réponses que je n’avais pas eues à 8 ans. Mais quand je lui ai posé la question dans la forêt, il a fait comme s’il ne comprenait pas. Je lui ai donc redemandé autrement, mais au bout de la troisième tentative, j’ai compris qu’il était dans le déni. J’ai donc laissé tomber. Mais ce titre existait bien avant le film.

Comment avez-vous vécu votre sélection cannoise, la présentation du film et le prix de l’Oeil d’Or ?

La post-production s’est déroulée entre Bruxelles et Paris, où nous avons tout fait en même temps pour réussir à tenir les délais pour le Festival. Quand je suis arrivé à Cannes j’étais tellement épuisé… Il y avait trop de choses qui se passaient, j’étais submergé. J’étais content mais je ne comprenais pas ce qu’il se passait, comme le jour de la remise du prix. Je n’ai pas tout compris, je n’ai pas vécu autant d’émotions que je pensais. J’ai aussi été très heureux du prix du jury de la Semaine de la Critique, parce que je concourais face à des fictions également. Mais ma plus grande émotion a été le jour de l’annonce de ma sélection à la Semaine de la Critique, plus encore que pour le prix. C’est mon premier long métrage, mais aussi le premier de ma productrice, Alexandra Melot, qui est un personnage incroyable, qui n’a jamais cessé de me pousser à croire à ces rêves, à oser rêver, et qui a toujours eu plus d’ambition que moi pour ce film. Nous étions tous les deux novices, et nous avons vraiment eu la chance des débutants !

Le film Imago sortira en salles le 22 octobre 2025.
La Scam organisera une avant-première au mk2 Bibliothèque à Paris, le 7 octobre 2025.

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