Lauréats de L’Œil d’or 2024 – Le Prix du documentaire à Cannes pour Les Filles du Nil, la réalisatrice Nada Riyadh et le réalisateur Ayman El Amir partagent avec Emmanuel Raspiengeas la genèse de leur film.

Un des droits humains les plus fondamentaux est le droit d’être vu.

Ayman El Amir

Quel a été votre parcours et comment vous êtes-vous dirigés vers le cinéma et le documentaire en particulier ?

Ayman El Amir : J’ai commencé ma vie professionnelle en tant que physicien, métier que j’ai pratiqué quelques années, mais que j’ai fini par abandonner pour me consacrer entièrement au cinéma. J’ai obtenu un master en scénario et production, avant de travailler comme lecteur de scénarii pour des universités à travers le Moyen-Orient, puis de revenir en Egypte en 2015. C’est là que Nada et moi avons commencé à travailler ensemble, notamment sur notre premier documentaire, Happily Ever After, un film très personnel, qui entremêle l’histoire de notre relation à distance avec le contexte socio-politique de l’Egypte à l’époque de la Révolution. Cette même année, nous avons fondé notre maison de production, Felucca Films. J’ai ensuite produit le court-métrage de fiction de Nada, Fakh, qui a été sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes en 2020, puis nous avons co-réalisé Les Filles du Nil.

Nada Riyadh : J’ai commencé comme ingénieure, en revanche je n’ai jamais exercé dans ce domaine, car je me suis mise à travailler comme monteuse dès ma deuxième année d’études. J’ai commencé à réaliser des films en 2012, avec un premier court métrage de fiction. J’ai toujours adoré autant la fiction que le documentaire.

Ayman : Nous avons coutume de dire que nous faisons des fictions qui ressemblent à des documentaires et vice-versa. Pour nous, un film est un film, et nous cherchons avant tout à travailler notre propre langage, afin de mieux comprendre la société dans laquelle nous vivons. Nous suivons en quelque sorte nos propres règles.

 

Comment avez-vous rencontré les apprenties comédiennes et quand avez-vous décidé d’en faire le sujet d’un film ?

Nada : Nous avons rencontré les filles en 2016. À l’époque, nous travaillions avec de nombreuses institutions féministes qui soutenaient des initiatives artistiques de femmes jusque dans des régions reculées. Nous avons donc beaucoup voyagé dans le sud de l’Egypte, et c’est par hasard que nous nous sommes retrouvés dans un petit village où elles se produisaient. Nous les avons trouvées extrêmement courageuses, talentueuses, rebelles… Je me souviens très bien de cette première rencontre. Le sentiment d’être intimement poussée dans mes retranchements par ces gamines en train de faire quelque chose à quoi je n’aurais jamais pensé, et dont j’aurais été bien incapable. En un sens, elles m’ont semblé plus libérées que nous. Elles nous obligeaient. Elles étaient à cet âge où vous n’avez pas encore d’inhibitions, où vous vous moquez des règles. Mais est-il possible de garder cette liberté à mesure que vous grandissez ? C’est devenu toute la question du film.

Ayman : Dès l’instant où nous les avons rencontrées, elles ont brisé tous les stéréotypes que nous avions sur les femmes du sud. Elles se donnaient en spectacle dans les rues des villages, en interaction directe avec les habitants qu’elles n’hésitaient pas à affronter. C’est à ce moment que nous avons pensé en faire un film, et nous avons immédiatement su que nous allions devoir passer du temps avec elles, afin d’en faire un récit initiatique sur leur passage de l’adolescence à l’âge adulte. Le tournage a duré quatre années, de 2019 à 2022.

 

Vous nous montrez une Égypte et une communauté -les chrétiens coptes-, méconnues, très éloignées du Caire.

Ayman : Je dois dire que beaucoup des Égyptiens vivant au Caire et à Alexandrie ne connaissent pas eux-mêmes cette communauté et cette région. Ils ne voient aucun film se déroulant en dehors de la capitale. La majorité des films égyptiens commerciaux actuels ne se contentent pas seulement de se dérouler exclusivement au Caire, mais aussi de prendre comme héros des membres des classes aisées, dont le mode de vie ne correspond qu’à environ 10 % de la population égyptienne. Je n’ai souvenir d’aucun film récent se déroulant dans le sud du pays, avec des coptes comme personnages principaux. Cette question de représentation était centrale dans notre projet. Nous avons fait ce film pour donner une voix à ces gens. Parce que je pense qu’un des droits humains les plus fondamentaux est le droit d’être vu et de pouvoir se voir soi-même sur un écran.

Nada : C’est aussi pour cela qu’il était très important pour nous de sortir le film en salles en Égypte.

Tout au long de votre film, vous accordez une grande importance à l’espace. La première phrase prononcée est d’ailleurs celle de Magda, la leader de cette troupe de théâtre : « Utilisez tout l’espace ! », qui sonne presque comme un slogan politique.

Ayman : Les filles vivent dans un village très peuplé, où elles n’ont aucune intimité dans leurs maisons, qui sont toutes extrêmement proches les unes des autres. Dans bien des villages, les femmes n’ont que très peu accès aux espaces publics, tous accaparés par les hommes.

Nada : En particulier dans le sud, les femmes n’occupent l’espace public que pour aller d’un point A à un point B, très rarement pour simplement flâner dans la rue. Les hommes à l’inverse peuvent s’y prélasser, jouer au backgammon, au foot… Notre film permet de comprendre qu’une des raisons du courage de ces filles est que ce petit espace théâtral est le seul qui leur est propre. Elles y sont ensemble, et cela leur donne un pouvoir, une autonomie extraordinaire.

 

Votre présence, et celle de votre caméra, ont-elles modifié le comportement de vos personnages, notamment lors des scènes de conflits avec les frères et les fiancés ?

Ayman : À partir de 2019, nous venions tous les mois dans le village. Pour filmer ou simplement passer du temps avec les gens, au café avec les hommes, dans les maisons avec les femmes… Nous devions être là, sur place, à faire corps avec la communauté, pour ne pas être des étrangers. Nous avons beaucoup tourné, et au début, tout le monde était très conscient de la présence de la caméra : ils la regardaient, ils nous parlaient… Nous n’avons quasiment rien utilisé de la première année de tournage. Mais petit à petit, chacun a commencé à s’habituer à notre présence, et c’est naturellement que nous avons réussi à trouver notre place sans interférer ou entraver leur routine quotidienne. À l’approche de la fin du tournage, nous connaissions si bien les filles et leur entourage que nous savions anticiper certaines situations, pour le meilleur et pour le pire. Avant la scène entre Haidi et son fiancé par exemple, nous avions été témoin dans la foulée d’une forte altercation, comme souvent entre eux après chaque représentation. Nous savions que quelque chose allait se passer.

 

Aviez-vous également anticipé la très belle et surprenante scène entre Haidi et son père ?

Ayman : Cette scène est l’exemple parfait de la relation que nous avions établi avec cette famille, et plus particulièrement avec le père. Il a toujours été très solidaire de sa fille et de ses projets. Il voulait qu’elle continue à jouer et à exprimer ses idées haut et fort. Et soudain, elle est tombée amoureuse de ce garçon, qui voulait qu’elle ne fasse rien d’autre que de rester à la maison. Le père était très gentil, très prévenant, et voulait donner son avis à Haidi sans la blesser pour autant. Mais il ne savait pas comment faire. Nous avions déjà assisté à des prises de bec entre eux sur ce sujet, mais ce jour-là, il nous a demandé de venir, parce qu’il pensait que la caméra lui donnerait du courage et une forme d’autorité, et pourrait l’aider à mieux exprimer sa pensée et ses inquiétudes. D’autant que Haidi est très têtue, et elle ne voulait écouter personne à cette époque. Cette scène a été beaucoup plus longue que ce que l’on en voit. À l’écran, elle dure six ou sept minutes, mais elle a en réalité duré plus de deux heures ! Nous nous sommes contentés d’en être les témoins. C’est ainsi que nous avons tourné tout le film, dans cette atmosphère de confiance mutuelle. Surtout, une scène comme celle-ci m’a beaucoup donné à réfléchir autant sur la puissance du cinéma que sur ses limites.

Où en sont les filles aujourd’hui ? Comment elles et leurs proches ont-ils réagi à la découverte du film ?

Nada : Haidi, Monika et Magda ont découvert le film une première fois chez nous, au Caire, dès la fin du montage. Cela a été très émouvant pour chacune, car cela leur a rappelé cette époque où elles étaient pleinement ensemble, soudées. Un temps où tout était encore possible. Je crois que le sentiment le plus fort qu’elles ont ressenti, c’est d’être représentées avec authenticité. C’était très surprenant pour elles. Et le village les a célébrées. Quand elles sont revenues, elles ont été accueillies par une armée de minibus à l’entrée du village, avec la chanson qui clôt le film à fond, avant de partir dans un grand tour pour faire la fête toute la nuit. C’est une des séquences les plus extraordinaires que nous avons tourné, même si elle n’est pas dans le film. Cela a été le plus grand moment de reconnaissance pour elles.

Ayman : Quand les villageois les ont vu à Cannes, ils ont soudain réalisé que ce qu’elles faisaient était important. Ça ne veut pas dire que le village a fondamentalement changé, car ces choses prennent du temps, mais c’est un début. Magda vit aujourd’hui au Caire, où elle va bientôt finir ses études de théâtre. Monika est devenue mère d’un deuxième enfant, donc c’est malheureusement de plus en plus difficile pour elle de continuer dans cette voie. Concernant Haidi, la bonne chose c’est qu’elle a rompu avec son fiancé d’alors ! Malheureusement, son père est décédé un an avant la projection à Cannes, pendant le montage du film. Cela a été très dur. Elle vit maintenant avec sa mère et sa tante et elle essaie de trouver un moyen d’étudier le théâtre, mais c’est un peu difficile pour elle aussi.

Nada : Haidi a toujours dit qu’elle chérissait profondément le fait que l’image de son père soit préservée grâce à ce film, et qu’elle était heureuse de constater que tout le monde tombait sous son charme après l’avoir vu.

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