
7 février 2025
Fabrice Neaud : l’esthétique est une éthiquepar Évariste Blanchet, critique de bande dessinée
Pour Fabrice Neaud, l’esthétique est une éthique qu’il s’est toujours efforcé de suivre. Portrait du lauréat du Prix du Récit dessiné 2024 de la Scam.
Commençons par le début, non pas la notice biographique d’usage, mais ce qui est chronologiquement la fin, à savoir Le dernier Sergent, tome 1, Prix du Récit dessiné 2024 de la Scam, imposant volume de 416 planches de bande dessinée, paru en septembre 2023, « suite inédite de l’œuvre autobiographique de Fabrice Neaud » nous informe l’éditeur. Comme l’auteur n’aime rien tant que l’exactitude, précisons que cette suite n’en est pas totalement une. Disons qu’il s’agit de la deuxième saison d’une série initialement dénommée Journal qui connut quatre épisodes publiés entre le 1er trimestre 1996 et le 4e trimestre 2002, alors même que, dans l’esprit de son créateur, la fin de la première saison n’a pas encore été produite. C’est dire l’importance relative de l’ordre des événements et des parutions, et que commencer par lire Le dernier Sergent n’est pas la plus mauvaise porte d’entrée pour découvrir l’auteur, de même que l’on peut lire Les Illusions perdues avant Le Colonel Chabert. C’est d’autant plus faisable que la période d’avril 1998 au 1er avril 2000, contée dans le denier livre, n’est pas fondamentalement différente de celle couverte par Journal (février 1992 – juillet 1996), le protagoniste étant toujours gay, coincé et souffrant dans sa ville moyenne de province, guetté à la fois par le SIDA et la misère sociale, et témoin ou victime de l’homophobie « ordinaire », mais déterminé plus que jamais à construire case par case sa saga autobiographique, contre vents et marées, contre malveillance et droit à l’image.
S’inscrivant dans le temps long, sur le plan narratif comme éditorial, dans un décalage abyssal avec une époque qui ne jure que par l’instantanéité, Fabrice Neaud continue son parcours, impassible malgré les difficultés, en fixant l’horizon qu’il s’est depuis longtemps tracé.
Évariste Blanchet
Ambition et ténacité
Jamais dans l’histoire de la bande dessinée francophone ne fut conçu un projet d’une telle ambition, nommé aujourd’hui Esthétique des Brutes, en référence à un attrait pour un type d’homme disons baraqué (on aurait tort de se polariser sur « brutes » en négligeant « esthétique »). Ambition démesurée mais suffisamment ancrée pour résister à une longue absence qui s’étend de fin 2002 à l’automne 2023, à peine ébréchée par la publication de quelques malheureuses planches éparses sur les réseaux sociaux et dans la micro-revue Bananas, et l’heureuse réédition, mais seulement à partir de 2022, de Journal chez un nouvel éditeur. Apparent grand vide éditorial mais nullement créatif puisque les planches ont continué de s’accumuler à un rythme variable, selon que Fabrice Neaud se trouvait dans une phase apaisée ou dépressive (suite à des violences subies non dévoilées publiquement). Croquis et planches très avancées ont été conçus au fil des ans, afin d’alimenter les futurs livres, dans des carnets A3, dont les visiteurs d’expositions passées (Centre Pompidou, SoBD), ou à venir, ont pu ou pourront découvrir quelques pages. Cette vacance éditoriale n’a guère eu de conséquences sur la fabrication des planches, comme si l’auteur n’avait nul besoin d’un long temps de maturation entre le déroulement des faits et leur mise en forme. D’ailleurs, certaines scènes-clés du dernier livre ont quasiment été réalisées peu de temps après leur survenance. Reste que l’autobiographie non dessinée bénéficie de la possibilité d’une immédiateté dans son élaboration, interdite à la bande dessinée, même si de plus en plus de ses productions donnent l’impression d’avoir été torchées en quelques semaines au nom de la pseudo-spontanéité des génies de la nouvelle génération.
Fabrice Neaud choisit évidemment ce qu’il veut bien raconter, tant il serait absurde d’imaginer qu’il décrit son quotidien dans les moindres détails, ce qui est heureux, sauf à penser que le lecteur puisse prendre plaisir à lire une bande dessinée dont sur 24 cases, il y en aurait 8 montrant le protagoniste dessinant, 8 autres le montrant dormant, n’en restant que 8 pour à la fois le décrire se substantant, prenant sa douche et, enfin, vivant ce qui est supposé constituer le cœur de l’intrigue. Mais l’auteur choisit surtout comment il veut le mettre en forme.
Sans penser que le projet ait été conçu dans ses moindres détails dès l’origine, il est avéré que dès la parution du n°1 d’Ego comme x, revue alternative qu’il a cocréée en 1994, le principe du premier tome de Journal à paraître deux ans plus tard était déjà arrêté. De même, le projet Le dernier Sergent remonte à plus de vingt-cinq ans, sachant qu’une première version sous la forme d’un récit de 32 planches était paru en 2000 dans le n°7 de la revue. Et, pour finir, que trois autres volumes autour du même personnage (l’auteur aurait dit : de la même figure), troisième grand amour platonique relaté de Fabrice, sont d’ores et déjà planifiés, le prochain se déroulant sur une seule journée à La Rochelle, par ailleurs ville où est né l’auteur en 1968.
Absence productive et malentendus
Les deux premières décennies du XXIe siècle n’ont pas seulement été productives par un stockage de matière brute destinée à être affinée ultérieurement. Des bandes dessinées non autobiographiques ont vu le jour : reportages (pour Beaux-Arts magazine), livres pédagogiques (sur le droit d’auteur et les infections au VIH), albums de science-fiction. Cet intérêt pour ce dernier genre cadre assez mal avec l’image du grand auteur pur et dur, ce dont il n’a cure. Ce ne sera jamais qu’un malentendu de plus : ambitieux passant pour prétentieux, littéraire passant pour verbeux et modeste au point d’avoir une conception du dessin attachée à l’humble observation du réel, passant pour fat (Journal 3), il peut bien risquer de dégringoler de son piédestal en passant du noble roman graphique à la bande dessinée de genre. De fait, même lorsqu’il est son propre scénariste, ses albums de science-fiction sont passés sous les radars, les journalistes ayant célébré son travail autobiographique n’ayant pas perçu que ses œuvres se répondaient les unes aux autres, indépendamment de la catégorie dans laquelle elles s’inscrivaient, ni même que ses lectures de super-héros et de manga avaient laissé plus de traces dans Journal que dans ses récits futuristes.
Autre handicap : une conception assez peu « artiste » du dessin, s’inscrivant frontalement dans une tradition classique. Quatre années de Beaux-Arts n’ayant pas réussi à le détourner du dessin d’observation, il continue à être précis dans son trait comme dans ses propos. Classique jusqu’au bout de la plume, mais également moderne par l’hétérogénéité des formes graphiques utilisées dans son travail autobiographique (dessin cartoonesque, pictogrammes, cases vides, cases noires, dessins abstraits) où il use de symboles, multiplie les métaphores graphiques, se lance dans de grandes envolées littéraires et philosophiques, tout en se permettant des dizaines de pages consécutives sans le moindre mot. Il lui est même arrivé d’écrire des dialogues d’une grande banalité pour une scène, par ailleurs centrale, où la pauvreté des mots était narrativement rendue nécessaire (Le dernier Sergent – T1).
Pour tordre le cou à un ultime malentendu, quand Fabrice Neaud déclare ne pas aimer se dessiner, alors que les cases auto-représentatives sont nombreuses, ce n’est pas par fausse modestie, mais par préférence de partir de lui-même pour mieux parler du monde, soit la démarche inverse de beaucoup d’artistes et d’intellectuels : cent exemples prélevés dans ses livres en témoigneront. Monde des idées bien sûr, d’où les incessantes références à des musiciens, écrivains, peintres, dessinateurs, scientifiques, ce qui contribue à injecter beaucoup de pensées et de profondeur dans ses livres, qui plus est sans surplomb, contrastant avec la superficialité généralisée formant le brouhaha ambiant. Mais aussi monde physique. Il suffit de le voir en début de planche en plan rapproché étreignant un arbre et en fin de planche, dans la même position, mais en plan général faisant ressortir la petitesse de l’homme et la grandeur majestueuse du végétal. Démonstration reconduite aussitôt après sur une longue séquence, montrant alternativement le protagoniste et de multiples animaux et végétaux, et se concluant par des paysages grandioses de montagne et de mer (Journal – T4).
À la recherche du temps retrouvé
Le plus admirable est que le système Neaud a été mis au point dès le début du premier volume de Journal. Composition de la page, registres graphiques, ce qu’il veut ou non dévoiler (« j’en dis bien moins que j’en tais et j’en dissimule davantage que j’en montre », Journal – T4), avec pour difficulté principale la question du droit à l’image qui a généré dans le contenu même de ses livres un luxe de réflexions et de précautions que ses accusateurs n’ont jamais pris en compte. Difficulté aujourd’hui dépassée dans Le dernier Sergent. Pour Fabrice Neaud, l’esthétique est une éthique qu’il s’est toujours efforcé de suivre.
Quant à la passion constante pour la philosophie, la musique, l’art, la science, elle contraste avec un désintérêt depuis deux décennies pour les romans et les livres de bande dessinée, mais sans reniement des lectures passées. Ce qui ne l’a pas empêché de formidablement bien assimiler les codes de son mode d’expression, au point que, comme toute grande œuvre, elle est indissociablement liée au média à travers lequel elle s’incarne.
S’il y a évidemment du Proust chez lui (quoique lu tardivement) et une indéniable mélancolie, il n’y a pas la moindre once de nostalgie pour un passé aussi sombre que l’est le futur déjà annoncé par la littérature d’anticipation. S’inscrivant dans le temps long, sur le plan narratif comme éditorial, dans un décalage abyssal avec une époque qui ne jure que par l’instantanéité, Fabrice Neaud continue son parcours, impassible malgré les difficultés, en fixant l’horizon qu’il s’est depuis longtemps tracé.
Évariste Blanchet, critique de bande dessinée, a cofondé les éditions Bédérama en 1980 et collaboré à divers ouvrages collectifs et publications spécialisées (Le Collectionneur de bandes dessinées, Critix, Fumetto, Hop !, L’Indispensable, PLG, Neuvième art). Il anime la revue critique d’histoire de la bande dessinée Bananas.