Par Isabelle Repiton, journaliste. Retour sur la rencontre organisée à la Scam le 16 octobre 2013 sur le thème : « le Grand écran : chance ou ghetto pour le film documentaire ? ».

Prés d’un film sur 6 sortis en salles en France était un documentaire en 2012. Soit 92 documentaires inédits sur grand écran : un record. Mais beaucoup ne touchent qu’un public de niche. La Scam organisait le 16 octobre dernier une table ronde sur le thème : « le Grand écran : chance ou ghetto pour le film documentaire ? ».

 

Le grand écran : chance ou un ghetto
pour le documentaire

Rencontre animée par Anaïs Kien (France Culture) avec François Aymé (Afcae),
Arnaud Boufassa (cinéma des Cinéastes),
Bruno Nahon (Zadig films), Christian Rouaud, Hervé Rony (Scam), Thomas Ordonneau (Shellac) et Olivier Wotling (CNC)

 

La parole aux auteurs...
Rencontre animée par Anaïs Kien avec Simone Bitton, Ariane Doublet, Jean-Pierre Duret, Elisabeth Leuvrey, Mariana Otero

Depuis dix ans, le nombre de sorties cinéma de documentaires progresse : + 9,1 % par an en moyenne. Il a atteint le nombre record de 92 en 2012 (dont 64 films français) contre 42 en 2003. Pour autant, les écrans ne sont qu’entrouverts. A l’exception de quelques films animaliers (Océans en 2010) sortis sur des centaines d’écrans, la distribution demeure souvent limitée : 14 établissements par documentaire en 2012 contre une moyenne de 134 pour les films tous genres confondus. Et pour les documentaires français, la moyenne est encore plus basse et en recul : 10 établissements, contre 16 en 2011 et 29 en 2010.
Le public de son côté ne plébiscite pas cette offre. La majorité des films documentaires réalise moins de 100.000 entrées, la moyenne s’établissant à 12.000 entrées en 2012, contre 16.000 en 2011. Depuis dix ans, le genre ne draine qu’1,5 % de la fréquentation totale des salles de cinéma. En 2004, le record de 6,45 millions d’entrées pour des documentaires était tiré par le Dernier Trappeur, et Fahrenheit 9/11 qui ont dépassé 2 millions d’entrées.
L’an dernier, avec 1,79 million d’entrées, le documentaire ne représentait qu’1 % des entrées de l’ensemble des films inédits de l’année, alors qu’il constituait 15 % des sorties.
Face à ce déséquilibre entre l’offre et la demande, la Scam organisait le 16 octobre dernier dans ses locaux une table ronde sur le thème : « le Grand écran : chance ou ghetto pour le film documentaire ? » avec des auteurs, producteurs, distributeurs, exploitants de salles et le CNC.

Le grand écran : la liberté et le temps retrouvés

Pour les auteurs présents, faire un long métrage cinéma n’est pas toujours un choix délibéré. Ce qui les animent d’abord, c’est l’envie de filmer une histoire. Puis l’histoire elle-même, le refus, effectif ou anticipé, des chaînes de télévision, le conseil d’un producteur, les poussent à se tourner vers le grand écran.
Et pour eux, c’est la chance de retrouver une liberté et un temps, dont ils se sentent privés à la télévision. Christian Rouaud a réalisé pour le cinéma à partir de 2006, Les Lip, l’imagination au pouvoir, Tous au Larzac, Avec Dédé (sorti en octobre 2013). Selon lui, « aujourd’hui, la télévision impose un diktat du sujet. Et le spectateur est pris pour un ‘crétin’ à qui il faut tout expliquer. J’avais le sentiment que je ne pourrais plus faire pour la télévision des documentaires où l’on dit « je » avec un point de vue singulier ».
Simone Bitton, après une quinzaine de documentaires TV, est passée au cinéma avec L’Attentat (en 1998), Le Mur (2004), Rachel (2009) :  « La première fois que j’ai écrit pour le cinéma, c’est parce que je savais que la télévision ne voudrait pas du film. Et j’ai écrit plus librement. J’avais intégré l’autocensure à la télévision : je m’interdisais les grands espaces, les silences dont je rêvais ».
Mariana Otero se souvient de la liberté que lui avait laissée Arte pour La Loi du collège en 1994. La chaîne avait créé une case pour ce feuilleton documentaire. Mais aujourd’hui, en télévision, on se doit d’être efficace dès les premières minutes pour ne pas perdre les spectateurs. Or justement, elle « aime que le spectateur puisse se perdre, qu’il ait le temps de s’installer dans le film. Histoire d’un secret (2003) commence par 15 minutes en silence, sans expliquer de quoi on parle. Cela n’est pas possible à la télévision ».
Pour la version cinéma de La Traversée, plus longue de 17 minutes, Elisabeth Leuvrey a conservé l’intégralité des 55 minutes de la version TV diffusée sur Arte en 2007.  « C’est le même film, mais avec des moments de suspension… ». Des moments que la qualité du regard public au cinéma, autorisent. « Le cinéma est le dernier lieu où la concentration est préservée », pour François Aymé de l’Association des cinémas d’Art & Essai (Afcae).
Ariane Doublet distingue les contraintes d’une série documentaire où la chaîne définit un cahier des charges clair et auxquelles il peut être amusant de se plier, et sa démarche d’auteur dans la Suite Normande, une chronique en cinq volets tournés entre 1999 et 2011.   Un projet qui ne cadrait pas avec la demande de « sujets » de la télévision. Des sujets, qu’il faut pouvoir résumer en une phrase, ajoute Mariana Otero.
Et pas n’importe quel sujet : Jean-Pierre Duret a essayé d’écrire son dernier film Se battre, sur la pauvreté, pour Arte, mais « un scénario avec les mots RMI, RSA a toutes les chances d’être écarté ». Paradoxalement, souligne Simone Bitton, les « vrais sujets » comme la pauvreté n’intéressent pas les chaînes.

Une façon différente de s’adresser au spectateur

La liberté au cinéma, c’est aussi celle de laisser le réel venir à soi, de commencer à tourner sans écrire et de construire l’histoire au fil du temps. Même si pour un dossier de financement, une demande à l’avance sur recettes, les auteurs se plient à l’écriture d’un projet, ils savent que le film pourra s’en écarter, et qu’ils pourront échapper aux affres des multiples réécritures exigées des chaînes.
Cette liberté retrouvée, le producteur Bruno Nahon (Zadig Films : Les Invisibles) en témoigne aussi. Après avoir produit une cinquantaine de documentaires pour la télévision, « je n’arrivais plus à respirer. Chaque décisionnaire dans une chaîne doit convaincre l’étage supérieur de sa hiérarchie. Il veut un « pitch » en une phrase, il a peur et la peur se transmet d’étage en étage. Je perdais beaucoup d’énergie. Je l’ai retrouvée au cinéma  ». Mais prévient-il, « un documentaire en salle n’est pas un film dont la télévision n’a pas voulu. C’est du cinéma, une façon différente de s’adresser au spectateur ».

Voir les réactions d’une salle, rencontrer le public est une autre chance offerte par le cinéma aux auteurs. Si la télévision touche un public plus large, qui peut arriver devant le film fortuitement et n’est donc pas forcément acquis d’avance, « on ne sait rien de la façon dont il regarde » constate un auteur. « Les gens vous restituent quelque chose du film. Ils le ressentent comme une part d’eux-mêmes » explique Jean-Pierre Duret.

Un public de retraités ou de militants

En effet, la présence des auteurs aux projections, l’animation de débats fait partie de « l’accompagnement » qu’exige l’exploitation du documentaire pour faire venir le public.
Pourtant ces rencontres illustrent aussi une certaine ghettoïsation du documentaire. Elisabeth Leuvrey témoigne : « J’étais un peu naïve sur ce que voulait dire sortir en salles. Le public, souvent ce sont des retraités qui lisent Télérama ». Ou des militants concernés par le thème du film.   
« On finit par s’assécher au bout du 100e débat », reconnaît Mariana Otero. D’autant que le débat tourne souvent autour du sujet, le film passant au second plan, regrettent plusieurs auteurs, comme Christian Rouaud, qui tout en y prenant plaisir, parle de « visionnages citoyens, plutôt que cinéphiles »
Simone Bitton, au contraire aime les passions suscitées par le sujet de ses films. Et si le public ne le fait pas, c’est elle qui lui parle de cinéma.
Généralement défrayés pour leur déplacement, les auteurs sont rarement rémunérés pour ce travail, qui peut les absorber plusieurs mois après la sortie du film, les empêcher de lancer dans d’autres projets, et les précariser. Un problème qui s’ajoute au fait que pour les auteurs-réalisateurs, le documentaire en salles reste moins rémunérateur que la télévision, du fait de la fragilité de son économie.

Des conditions d’exposition rudes

De fait, la liberté du grand écran a ses revers : on l’a dit, les documentaires en salle ne touchent le plus souvent qu’une « niche de spectateurs » et affrontent « des conditions d’exposition très rudes, des budgets de production et de distribution très faibles », indique Olivier Wotling, directeur du cinéma au CNC.
Le devis moyen des documentaires français agréés entre 2003 et 2012 s’établit à 1,13 M€ (contre 5,32 M€ pour l’ensemble des films, tous genres confondus). Alors que les diffuseurs TV financent à hauteur d’environ 50 % les documentaires pour leur antenne, au cinéma, il faut « collecter » euro par euro, a appris Bruno Nahon. La « voie royale – avance sur recettes du CNC, préachat ou coproduction d’une chaîne (Arte, Canal+ , France 2 ou 3) – n’est réservée qu’à quelques films. Sur 50 films aidés à l’avance sur recettes en 2012, on comptait 10 documentaires : une proportion stable au fil des ans. Douze ont bénéficié d’un investissement d’une chaîne. Les apports des chaînes de télévision ont constitué en moyenne 13,7 % du financement des films documentaires de 2003 à 2012, contre plus de 30 % pour l’ensemble des films tous genres confondus. Il faut donc aller chercher l’argent dans les Sofica, les régions, à l’étranger, auprès de distributeurs…   
Le CNC se refuse pourtant à faire un traitement spécifique, avec un guichet réservé au documentaire pour l’attribution de ses différentes aides. Seule l’œuvre est considérée, pas son genre, a insisté Olivier Wotling.
Avec plus d’une quinzaine de nouveaux longs métrages chaque semaine, la concurrence face à la rareté des écrans rend le documentaire particulièrement vulnérable. Arnaud Boufassa, directeur du Cinéma des cinéastes dans le 17è arrondissement parisien, se doit de faire un minimum de 3.400 entrées par semaine pour rentabiliser son établissement. Outre la qualité d’un film documentaire, « la clé c’est le distributeur, sa capacité à le faire exister», qui détermine ses choix de programmation.

Faire durer l’exploitation

Le documentaire impose une programmation différente du standard des 35 séances en première semaine. « Il est parfois préférable de l’installer dans la durée avec moins de séances par semaine » ajoute Arnaud Boufassa. Il aura fallu 15 semaines d’exploitation à Tous au Larzac pour atteindre 210.000 entrées.
Mais Thomas Ordonneau de Shellac (production, distribution édition DVD) raconte combien le rapport de force avec les salles est défavorable au distributeur pour obtenir, au lieu de 70 séances sur deux semaines, un nombre équivalent sur 6 semaines par exemple. Malgré le succès des Invisibles, distribué par AdVitam, Zadig Films a dû trouver un autre distributeur pour Bambi, le film suivant de Sébastien Lifshitz. « On entend désormais les même réactions dans les chaînes de télévision, la peur en moins : des interlocuteurs qui postulent dès le départ que le film n’intéresse pas le public » regrette Bruno Nahon.
Un documentaire en salles « trouve sa cohérence dans une forme particulière d’exploitation, selon Olivier Wotling, avec un « travail fin du distributeur et des exploitants », pour accompagner le film, faire venir le public, en passant par exemple par des réseaux différents des médias classiques (associations, syndicats…). Mais Thomas Ordonneau considère que ce n’est pas propre au documentaire : des fictions dites « fragiles » qui ne sortent que sur 5 ou 6 écrans, exigent la même attention.
Mariana Otero, investie dans l’ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion), qui soutient la diffusion en salles de films indépendants, voudrait que les aides à la distribution accordée par le CNC valorisent davantage le travail d’accompagnement fait autour des films documentaires.
La puissance des réseaux sociaux pourrait accélérer le bouche à oreille mais les distributeurs la négligent encore trop. 

La salle construit la cinématographie d’un auteur

En dépit de son public restreint, le grand écran peut pourtant donner une visibilité dans la presse supérieure à celle d’une diffusion télévisée. Shellac l’a expérimenté avec Nous princesse de Clèves (2011), passé inaperçu lors de sa première diffusion sur la chaîne France Ô, et qui a drainé 45.000 entrées en salles. Et puis le bénéfice d’une sortie salle ne se réduit pas à un nombre d’entrées. « Elle permet à un réalisateur de construire pas à pas sa cinématographie » commente Thomas Ordonneau.
La montée en puissance des multiplexes au détriment des salles indépendantes, l’encombrement des écrans par des blockbusters sortant sur des combinaisons de plusieurs centaines de salles, réduisent pourtant l’espace du documentaire. Un circuit comme MK2 à Paris, s’il en programme régulièrement, souvent pour une séance unique le matin, n’hésite pas à les retirer brutalement de l’affiche au bout d’une semaine.  
Arnaud Boufassa veut croire que la programmation documentaire pourra aider les cinémas indépendants se différencier des multiplexes qui font pression pour interdire à ces salles l’accès aux films porteurs.
Bien que le cinéma échappe à sa gestion collective, la Scam s’interroge : faut-il inciter les chaînes à coproduire davantage de documentaires cinéma ? Comment mieux faire circuler ces films entre la salle, la télévision, la vidéo à la demande ? Faut-il raccourcir la chronologie des médias, avec des sorties simultanées sur les différents écrans, bénéficiant d’une promotion conjointe ?
Olivier Wotling du CNC met en garde : « les exploitants, débordés par trop de films risquent de prendre le prétexte d’une diffusion en télévision, pour refuser la sortie salles ». La perspective d’une sortie en salles de L’Image Manquante de Rithy Panh, primé à Cannes cette année dans la Sélection un Certain Regard et dont la dimension cinématographique est incontestable, a ainsi déclenché une polémique chez les exploitants et distributeurs, du fait de sa diffusion sur Arte le 9 octobre dernier.
Pour bien des auteurs, cette double fenêtre d’exposition serait pourtant l’idéal.

> En vidéo : les deux tables rondes de cette rencontre