Le prix Christophe de Ponfilly récompense cette année Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos, un couple surnommé les Garriberts. Ils ont fondé Les Jours il y a 9 ans avec une bande d’idéalistes, avec l’inébranlable conviction qu’il faut défendre une information indépendante … Aujourd’hui, ils ont fait des Jours une référence : experts dans la bollorisation des médias et de la démocratie et géniaux inventeurs du concept de la série journalistique avec les Obsessions.

Un portrait signé Nathalie Sapena pour notre lettre Astérisque.

Elle, la chevelure flamboyante et le look d’une chanteuse d’opéra. Lui, la boule à zéro et un petit sourire en coin. Le décor : un appartement transformé en rédaction, où on peut fumer sur le balcon, dans un immeuble bas du 19e arrondissement de Paris… Bienvenue dans l’univers d’Isabelle Roberts et de Raphaël Garrigos, deux journalistes qui portent le fer contre Vincent Bolloré depuis les premiers pas du milliardaire dans le paysage médiatique et qui ont osé fonder les Jours, petit média indépendant peuplé d’irréductibles journalistes résistant sans pub à l’envahissement des légions bollorisées des fakes news et des idéologues d’extrême droite…

Roberts / Raphaël / Isabelle/ Garrigos… Leurs noms se mélangent, se confondent, au point de s’amalgamer en une signature devenue célèbre et facile à retenir :  les Garriberts, une idée d’un chef de service de Libé. « La rubrique du Dr Garriberts n’a pas duré longtemps, mais le nom nous est resté » ( Isabelle)… « Un duo devenu signature, il n’y aucun équivalent dans la presse, c’est une trouvaille inouïe », dit d’eux leur ami et ancien collègue à Libération Gérard Lefort.

Les Garriberts forment un couple dans la vie comme dans la presse. Ils écrivent à quatre mains, signent tous leurs articles à deux… « A deux, c’est plus drôle pour se coltiner des heures d’Hanouna » (Raphaël). Quand ils parlent, c’est d’un même souffle, une phrase commencée par l’un et terminée par l’autre « On est souvent ensemble » ( Isabelle).  Ecrivent-ils comme ils s’expriment ? Personne ne le sait…  « L’entité Garriberts » fascine tous ceux qui s’en approchent : « complètement en symbiose »,  « vraiment intriguant », « un duo baroque », «  je les confonds toujours », « jamais vu s’engueuler »… et surtout « tellement drôles »… « Le Dr Garriberts, c’est le guerrier de Malaisie. Crack de la survie, son panache lui promet un grand parcours : exigeant, charismatique, il est devenu le chef naturel de sa tribu ». Voilà comment ils imaginaient leur présentation par Denis Brongniart, l’animateur de Koh Lanta (les Garriberts adooorent l’émission), eux les aventuriers du « Koh Kanapé » qui à l’époque chroniquaient dans Libération les programmes télé…  Avec une certaine prescience, finalement, quand on voit ce qu’ils sont devenus : des patrons de presse qui depuis 9 ans font survivre leur petite tribu de journalistes indépendants dans la jungle médiatique…

L’humour est « une distance » dit Isabelle, mais au service d’un regard féroce et visionnaire sur le rôle de la télévision dans la vie démocratique du pays

Nathalie Sapena

Libération, l’entrée fracassante

« Le métier qu’on voulait faire, c’est journaliste à Libé », dit Raphaël… En 1998, les deux jeunes étudiants envoient une lettre de candidature au journaliste Pierre Marcelle : « vous avez mis des micros chez nous pour écrire ce qu’on disait », écrivent-ils. Ils débarquent dans la foulée comme stagiaires, déjà à deux, déjà différents. Et pas très bien accueillis avec leur look gothique. « Personne ne leur dit bonjour, personne ne leur demande ce qu’ils veulent faire (…) Le journal un vaste bordel, les rapports sont tendus et violents et eux arrivent à la fois très fiers et très impressionnés d’être là », se souvient Gérard Lefort… En 16 ans de Libé, les Garriberts ne connaîtront leur journal qu’en crise –une excellente école pour des spécialistes des médias…

Ils intègrent donc le service média – aux signatures illustres (Gérard Lefort et Pierre Marcelle, mais aussi Olivier Séguret, Mathieu Lindon…) et à l’immense liberté de ton. Ils rient beaucoup, ils font rire. Ils regardent la télé, toute la télé et la racontent, notamment dans leur fameuse rubrique Bourre-Paf. « On voulait parler de la télé que les lecteurs de Libé ne regardaient pas » (Isabelle). Suite de leurs aventures sur leur koh kanapé : « Partis en quête de nourriture télévisuelle sitôt notre arrivée, nous tombons sur une racine comestible mais déjà totalement rance : le Monument préféré des Français, avec Stéphane Bern sur France 2 » (Libération 2014). Et les lecteurs achètent l’édition du week-end exprès pour lire leurs pages – les études marketing le montent… L’humour est « une distance » dit Isabelle, mais au service d’un regard féroce et visionnaire sur le rôle de la télévision dans la vie démocratique du pays…

Ils se consacrent avec rigueur à cette rubrique peu considérée. « A cette période, il y a le mouvement de critique des médias, avec les documentaires de Pierre Carles (*administrateur de la Scam) comme « Pas vu pas pris », dont le service media et eux se saisissent », explique Catherine Mallaval, leur chef de service à l’époque. Ils chroniquent les conférences de presse de rentrée des chaînes de télévision « en journalistes, pour décrypter les enjeux, les jeux d’actionnaires, les frictions en termes de déontologie » poursuit Catherine Mallaval, qui aujourd’hui écrit des séries pour les Jours. Quand Hanouna fait ses premières apparitions médiatiques, ils déchiffrent vite le personnage.  « Nous on le trouvait rigolo, pas sérieux… eux ils ont tout de suite compris qu’il était un danger dans un monde qui explosait en mille morceaux, et ils ont planté les crocs dedans », raconte Gérard Lefort.

Après une énième crise (le rachat de Libé par le milliardaire Drahi), ils quittent leur journal adoré. « Ça a été un très grand truc de quitter Libé. On a laissé un mot « Garriberts were here », comme dans Friends » (Raphaël). C’était le 6 janvier 2015. Le lendemain, la rédaction de Charlie Hebdo est massacrée… Ils auraient voulu reprendre leurs stylos, couvrir l’horreur, mais Libé leur dit non. « Le jour où on avait tellement besoin d’être journalistes, on ne l’était plus » (tous les deux).

Serials journalistes

Le lundi suivant, ils se mettent à travailler sur le concept des Jours… A l’époque, Mediapart vient de gagner 100.000 abonnés d’un coup avec l’affaire Cahuzac… et Rue 89 n’est déjà plus qu’un onglet sur le site du Nouvel Obs. Y-a-t-il une place pour un média en ligne capable de convaincre suffisamment de lecteurs prêts à payer pour des infos indépendantes ? « Il y avait déjà ce sentiment de fatigue informationnelle à l’époque, même si on appelait pas ça comme ça » (Raphaël).

Les deux Garriberts foncent, épaulés par d’anciens confrères de Libé (ils sont 9 associés). « C’était vertigineux, personne n’avait d’expertise entrepreneuriale à part moi », raconte Augustin Naepels, le directeur général des Jours et le seul non journaliste de la bande. Isabelle fait la tournée des investisseurs, trouve les emprunts bancaires, monte le crowdfunding. Raphaël planche sur l’éditorial.

Leur idée est de faire des séries, qu’ils baptisent Obsessions… Une autre façon d’écrire et de raconter l’actu et les faits, du « deep journalisme », du journalisme profond (Raphaël), favorisé par les possibilités immenses du numérique par rapport  aux lourdeurs du papier. Ils mettent un soin particulier à la mise en forme, en s’inspirant de Netflix pour organiser la lecture du média sur Internet, et imposent une véritable politique photo. « A l’époque, il n’y avait pas de tarif photo pour Internet » (Raphaël). Pour Pascal Riché, ancien collègue de Libé et co-fondateur du site Rue 89, « appliquer la recette de la série au journalisme est vraiment très novateur, une vraie trouvaille dont s’inspirent aujourd’hui les journaux ». « Les lecteurs aspiraient à cela : se poser, enquêter, avoir des sources », (Isabelle). Le scénariste de la série télévisée « le Village français », Frédéric Krivine, les initie à cette écriture au long cours, aux arches narratives. En 9 ans, plus de 300 séries sont publiées, des longues, des courtes, des faits divers, de la politique avec des titres qui claquent comme House of Tocards, celle qui raconte l’Assemblée nationale depuis la dissolution.

La consécration vient très vite, avec le prix Albert Londres pour la série « Les Revenants » de David Thomson (publiée ensuite dans un livre) en 2017, des récits de djihadistes français de retour de Syrie. Le prix a une résonance toute particulière pour les fondateurs des Jours, comme ils l’écrivent sur leur site, en évoquant « la rencontre de deux journalismes qu’un siècle sépare : le feuilleton journalistique, cher à Albert Londres, et celui des Jours, (…) qui, par sa narration empruntant au langage des séries, parle à l’époque ».  C’est la première fois qu’un « pure player », un media numérique, est récompensé.

« Au début on n’avait pas vu venir la croisade idéologique ». « Mais après, quand on a réalisé, tout faisait sens : la suppression des Guignols, du zapping, de l’investigation ». « C’étaient les premiers trophées ».

Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos

Bolloré, le méchant parfait

Mais leur meilleur scénariste, « c’est Vincent Bolloré » (Raphaël et Isabelle en chœur). Palme de la plus longue série, L’Empire, 225 épisodes depuis 2016 (plus les 69 pour L’Héritier, Arnaud Lagardère), des rebondissements innombrables au fur et à mesure qu’il avale les médias… « Si on peut faire cette enquête-là, c’est uniquement grâce à nos enquêtes de fond et à notre modèle éditorial des séries… » (Isabelle) « … qui est un super outil d’investigation. Ce n’est pas un artifice. On enquête de la même façon avec le Rassemblement national, par exemple » (Raphaël). Le duo, en plus de diriger l’entreprise pour elle, et la rédaction pour lui, continue à écrire chaque semaine sur son « méchant préféré »…  Qui étonnamment ne leur a jamais fait aucun procès, lui qui a multiplié les procédures baillons contre France 2 ou France Inter. Malgré toutes ces années à lui coller aux basques, les Garriberts n’ont rencontré leur super méchant préféré qu’une fois en vrai, lors d’une conférence de presse en 2016. « Ce jour-là, j’ai piqué chez Vivendi un cendrier en cristal de sèvres ébréché » (Raphaël va le chercher sur son bureau). « On a son numéro de téléphone, mais il ne répond jamais » (Isabelle).

Dans l’épisode 6, le 21 février 2016, les Garriberts sortent un scoop, qui va servir de grille de lecture à toute la stratégie à venir du milliardaire.  Ils mettent la main sur le compte-compte rendu d’un comité de management à Canal +, au cours duquel Bolloré vire en direct la DRH du groupe Canal +. « La haute direction d’une grande maison mérite un peu de terreur, un peu de crainte (…) La terreur fait bouger les gens », explique le grand patron à ses nouveaux sujets.. Les Garriberts écrivent : « Bolloré a prévenu : pendant cette période, il y aura une secousse à la tête et une stabilité sur le corps. Ce qui est, il faut le reconnaître, une assez bonne définition de la guillotine ». Le mode opératoire du milliardaire est en place, il va ensuite le dupliquer impitoyablement dans chaque média qu’il « bollorise » Itélé, le journal du dimanche, Europe 1, Paris Match… Les Garriberts deviennent des psys pour journalistes en souffrance du groupe Bolloré « car même chez C News, tout le monde n’est pas embrigadé » (Raphaël).

« Au début on n’avait pas vu venir la croisade idéologique (Isabelle). « Mais après, quand on a réalisé, tout faisait sens : la suppression des Guignols, du zapping, de l’investigation » (Raphaël). « C’étaient les premiers trophées » (Isabelle). Le tournant a eu lieu en 2019, avec l’arrivée de Zemmour, propulsé candidat à la présidentielle. Hanouna devient politique, pour le pire, et Bolloré le sérial killer trucide les rédactions, les unes après les autres, pour les transformer en force de frappe d’extrême-droite et catholique intégriste.

L’indépendance au service du réel

« Aujourd’hui l’édito de Pascal Praud donne le ‘la’ de la journée » (Raphaël). « Même le service public cite le JDD » (Isabelle). Les Garriberts, avec leurs enquêtes méthodiques et fouillées, nourrissent le débat public. Des combattants ? « Ce sont des journalistes, mais c’est une forme de combat, qui ne se déroule pas à armes égales. Nous on fait du journalisme, eux de la propagande », explique Augustin Naepels, le directeur financier des Jours. Et cette propagande puissante impacte directement le fonctionnement démocratique du pays. « Le JDD est dangereux quand, à la veille du 2e tour des élections législatives, il annonce qu’Attal va retirer le projet de loi sur l’immigration, alors que c’était tout simplement faux » (Raphaël). « Une manipulation » (Isabelle) dont se saisit immédiatement Jordan Bardella, le président du RN. Manipulation aussi quand Emmanuel Macron défend Gérard Depardieu en reprenant une ‘information’ donnée par Hanouna qui prétend que le montage du Complément d’enquête serait manipulé. « Le personnage le plus important de l’Etat va prendre ses infos chez Cyril Hanouna » (Isabelle).

«La plupart des médias Bolloré perdent beaucoup d’argent. Nous, avec notre million de budget annuel et nos 11 salariés, on lutte pour être à l’équilibre. David contre Goliath ». Les temps sont durs pour les médias qui naviguent à vue, les lecteurs changent, la distribution est aux mains des plateformes et de leurs algorithmes opaques. « Quels articles arrivent devant les yeux des lecteurs ? on n’en sait rien », poursuit Augustin Naepels. Les Jours, le plus gros des petits médias indépendants, fédèrent actuellement 10000 abonnés, en hausse depuis la dissolution. Ils ont pour la moitié moins de 35 ans, un lectorat différent de celui de la presse, masculin de plus de 60 ans. « Certains de nos abonnés offrent même les Jours à leurs parents.  Le but est de grossir, de grandir, d’embaucher » (Isabelle).

Les Garriberts sont-ils heureux ? « Comme des Sisyphe du journalisme, ils poussent le rocher de l’indépendance. Ils croient en ce qu’ils font et ce n’est pas facile tous les jours », reconnaît Augustin Naepels… Le mot de la fin sera pour leur ami Gérard Lefort : « Sur Bolloré, ils devraient avoir des médailles de salut public … Longue vie aux Jours, longue vie aux Garriberts » !

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.