
19 juin 2024
Que viva la vida siempre !
Lydie Salvayre, la ferveur de vivre.par Simonetta Greggio, romancière
Elle est l’une des voix les plus singulières et les plus attachantes de la littérature contemporaine française. Loin de tout esprit de sérieux, elle montre à quel point la littérature engage, en secouant nos certitudes en même temps que nos désirs. Portrait de Lydie Salvayre, prix Marguerite Yourcenar 2024 pour l’ensemble de son œuvre.
Salvayre ne nous fait cadeau de rien tout en nous faisant don du monde, un cosmos murmurant de voix tour à tour acides et suaves, grouillant de reines et de bourreaux.
Simonetta Greggio
Il y a des choses mille fois pire que la férocité des brutes, c’est la férocité des lâches, écrit Lydie Salvayre dans Pas Pleurer, le roman qui a été distingué par le Prix Goncourt en 2014.
Depuis le début de son aventure littéraire, voire depuis le début de son aventure humaine, de toutes ses forces, Salvayre fait acte de résistance. Arjona de son vrai nom, ou plutôt, devrait-on dire, de ce nom paternel qu’elle a abjuré, l’écrivaine porte en elle le récit de ses ancêtres. Née en 1946 en France, elle est la fille d’un couple d’exilés espagnols. Enfant, elle fait trésor du fragnol – mélange de français et d’espagnol – langage à l’émail éblouissant parlé dans le cercle familial que l’on retrouve dans beaucoup de ses histoires, et qui leur donne une saveur à nulle autre pareille. Mais ce jargon magnifique n’est que la Stolpersteine[*], pierre d’achoppement, d’une langue sombre, fluide, intense – d’un verbe porté haut, vibrant de la folie des hommes et de leur course contre une mort annoncée mais jamais admise. Comme sur une route noire éclairée par une grande lune jaune, on avance en suivant son verbe rapide, coulant, surprenant. On se sent seuls, entourés d’ombres pas toujours rassurantes, et on ne sait jamais de quel côté ça va tomber, on ignore s’il s’agira d’un baiser ou d’un coup de couteau. Salvayre ne nous fait cadeau de rien tout en nous faisant don du monde, un cosmos murmurant de voix tour à tour acides et suaves, grouillant de reines et de bourreaux. Elle les porte dans son cœur, dans sa mémoire ancestrale, ses personnages ; ils étincellent dans ses yeux, parlent par ses lèvres qui se ferment parfois comme pour empêcher un gros mot de sortir. Mais ils sortent quand même ces gros mots, ces mots terribles qui sonnent comme des anathèmes, des jurons qui libèrent, de la même manière que Jung fut libéré de la peur du divin par son premier blasphème, celui où il voyait Dieu chier : me cago en Dios, hurlent les créatures de Salvayre. C’est permis, c’est même normal de maudire Dieu et sa clique céleste lorsque l’on tient ses morts sur ses épaules, lorsqu’éclate dans la poitrine l’exécution des ancêtres, leur mise au ban, les violences faites aux femmes et aux enfants, aux hommes aussi, dont les blessures, pour être différentes, n’en sont pas moins fatales, et relèvent du même pouvoir dévoyé. Et encore, non, peut-être que comme le disait une autre grande écrivaine, Elsa Morante, qui ressemble à Salvayre par l’inflexibilité, il n’y a pas de pouvoir dévoyé : le pouvoir EST violence.
Cette rage comme un cri lancé à l’Univers, cette impossibilité à la résignation parce que la résignation, c’est déjà l’acceptation, et qu’elle n’en veut pas, sourdent de partout dans les pages de l’écrivaine : comme l’eau qui sauve – comme l’eau qui noie.
[*] Stolpersteine, pavés de mémoire pour les victimes du nazisme, initiés par l’artiste Gunter Demnig.
Du côté des dominés
Mon frère les regarda dans les yeux avec ce regard qu’il avait d’une douceur de fille, il les regarda dans les yeux en espérant qu’il arrêterait par la seule force de son regard l’enchaînement terrible des gestes que chez eux il pressentait. Mais c’est l’inverse qui advint. Les jumeaux Juel n’eurent plus qu’une idée, vaincre ce regard doux et droit comme une lance jusqu’à ce qu’il se brisât.
Comment faire quand la mort de l’être qu’on aime dure, et dure encore. Quand l’agonie ne cesse jamais, dans le vif d’un souvenir qui supplante le présent. Quand des hurlements vieux de trente ans vous réveillent la nuit en pleurs, trempé de sueur, bouche ouverte dans la peur atroce de ce que, vous le savez, sûrement viendra. Quand l’instant est procrastiné à l’instant d’après, puis encore au suivant, dans une éternité d’expiration. Les larmes qui vous dévastent, et l’impuissance, et la peine, et la déchirure, deviennent alors si fortes que votre existence se mue en cri de colère, en poing brandi vers le ciel. Les êtres chers ne devraient jamais mourir, surtout si les êtres chers sont victimes de grotesques nazillons secoués par des orgasmes de destruction – surtout si les êtres chers sont vos anges succombant aux cons, aux salopards, aux fachos. Cet instant qui dure, c’est l’instant du livre de Salvayre, de Pas Pleurer à La Compagnie des Spectres :
J2 s’agenouilla près du visage de ton oncle en faisant claquer le chien de son pistolet, puis il posa le canon sur sa tempe et lentement, amoureusement, il lui fit tourner la tête et
Et
Un humour si noir
Une étude récente établit que les personnes réceptives à l’humour noir ont un niveau d’étude élevé, des émotions stables et ne sont pas agressives. Ça fait du bien de le savoir. Ça rassure. De l’écholalie tragicomique à une ironie si cinglante qu’elle en devient mortelle, de la dérision à la raillerie, du persiflage au sarcasme, Salvayre joue en virtuose, se servant de ses mots au rasoir comme d’une arme de subversion. Plongés dans l’acide de son œuvre au noir, les pouvoirs – tous les pouvoirs – sortent calcinés. Le Général Putain est son meilleur antagoniste, qui les résume tous : les chefs de bande et leurs auxiliaires de mort ont beau écraser leurs bottes sur la tête de leurs victimes, les personnages de Salvayre leur trouvent des manières de bouffons. Le rire, ce rire dément qui se moque jusqu’au souffle ultime, est la dernière ressource du condamné, qui remarque chez son bourreau les détails les plus burlesques : un bout de persil coincé entre les dents, une haleine de baleine à bosse, une démarche de pingouin. Hitler était, dans sa sinistrose, un clown du désastre, Franco, un papi petomane, Mussolini, une baudruche satisfaite – et un idiot utile aux intérêts de son grand copain moustachu. Cette bande d’escrocs, cette racaille, Salvayre la dénonce en hurlant de rire. Leurs gesticulations, analysées par le scalpel désespéré de ses protagonistes, sont l’attestation de l’abêtissement des despotes. Il y a du snobisme dans le fait de tirer la langue à son tortionnaire. La supériorité de celui qui aura eu raison en fin de comptes, même mort. Surtout mort ?
On ne connaît pas de dictateur ayant le sens de l’humour. C’est antinomique. Ça ne les fait pas rigoler, les salauds, qu’on se foute de leur gueule jusqu’au bout. Et c’est notre ultime consolation. On sort vengés, le sourire au bec, de La Compagnie des Spectres, mais aussi, d’une certaine manière, de La Déclaration, du Petit traité d’éducation lubrique, de l’Irréfutable essai de successologie. Et même si l’ennemi est chaque fois déguisé sous un chapeau différent, on l’a bien reconnu, va, le bougre. Bien fait. Merci Lydie.
Et l’amour ?
L’amour, l’amour ! vous en avez de bien bonnes, aussi ! L’amour, il fait ce qu’il peut dans les romans de Salvayre. Mais il est sauvé, et il sauve. Il se sauve, aussi. Envers et malgré tout, il se faufile partout comme une eau vive, chemine dans BW, où Salvayre parle de, à travers, au travers, de son compagnon de route, pas pour parler d’amour – de quoi parle-t ’on quand on parle d’amour ? – mais pour parler par l’amour. Ce qui, avouons-le, se tient bien mieux. C’est plus raisonnable, et même justifié. De quel tissu est fait ce sentiment ? De quelles ombres ? Quels secrets ? Nul ne le sait, hormis ceux qui en sont les porteurs. L’amour est là, donc, qui fait que les hommes et les femmes prennent des décisions, entreprennent des actions, suivent des chemins partagés. Et cet amor che move il sole e l’altre stelle, qui fait bouger le soleil et les étoiles, comme le dit Dante dans le dernier vers du Paradis de sa Divine Comédie, est le mécanisme du monde, la mécanique du Cosmos, et son but. Pas de vaines récriminations, ni de larmes servant de prétexte à un désengagement, à un découragement, à une lâcheté morale ou physique ; rien de tout cela. Chez Salvayre, on se remet debout, on sèche ses yeux, et on avance. Comme on peut. Comme on doit, probablement.
Ou comme on se doit.
Le chemin des loups
Tous ceux que Salvayre admire sont pris dans une radicalité : mot auquel il faudrait restituer la force et la beauté violente que lui ont confisqué les nouveaux idiomes en l’associant au pire des extrémismes, au pire des fanatismes et au pire des terreurs.
Elle admire aussi la folie qui fait passer son œuvre – quelle qu’elle soit – avant tout le reste et lui sacrifie tout, au point d’en devenir dingue, au point d’en souffrir, au point d’en mourir : Rilke, Proust, Pascal, Nietzsche, Woolf, Van Gogh. Des élus corps et âmes tendus vers l’inatteignable, dans une rigueur, un dévouement, une ascèse par le travail qui devient sanctification. Nécessité impérieuse, voie solitaire et risquée, creusée d’ornières et qui ouvre sur l’inconnu.
Salvayre est radicale parce qu’elle refuse les tièdes compromis où d’autres s’égarent, et peut brûler de sa passion hasta la muerte ! Mais c’est hasta la vida qu’il faudrait dire en récapitulant son œuvre, vive la vie maintenant et toujours, vive la vie dans son flux le plus brûlant et le plus limpide, dans sa radicalité la plus dangereuse, car si notre passage sur Terre a un sens, il ne peut être que celui-là.
Jurée du prix Marguerite Yourcenar, Simonetta Greggio est membre de la commission de l’écrit de la Scam. Romancière italienne aux multiples talents, Chevalier des Arts et des Lettres, un temps journaliste pour City, Télérama, Magazine Littéraire, Figaro Madame, La Repubblica, Marie France, Signature, Senso, elle manie à merveille les mots et l’art de « fabriquer des histoires ».