
5 juillet 2024
Recommander les documentaires par leur forme, utopie ou réalité ?Entretien avec Samuel Gantier, par Emmanuel Raspiengeas, journaliste
Samuel Gantier a débuté sa carrière comme monteur et réalisateur avant de poursuivre comme enseignant-chercheur à l’Université Polytechnique Hauts-de-France. Sa recherche aborde le design d’expérience utilisateur des plateformes VOD et plus particulièrement les différentes manières d’améliorer la recommandation du documentaire de création.
Comment aider le spectateur à trouver le documentaire qui lui convienne face à la surabondance de proposition sur les plateformes ? Comment lui donner des repères qui puissent orienter ses choix de visionnage face à la diversité des démarches documentaires ?
Samuel Gantier
Quel a été votre parcours avant de faire de la recherche sur la recommandation du documentaire d’auteur ?
Samuel Gantier — Je me suis passionné très jeune pour la réalisation documentaire. J’ai découvert le cinéma direct à l’âge de 16 ans en participant à un atelier d’éducation à l’image. Cette rencontre a été décisive dans mon orientation. Après le Bac, j’ai obtenu un BTS Audiovisuel en montage puis j’ai poursuivi en licence et maîtrise de cinéma avant d’entrer au DESS de réalisation documentaire de Lussas. J’ai débuté ma carrière au début des années 2000 comme monteur et j’ai réalisé quelques documentaires dont le long métrage, Affaires de grandes familles (étoile de la Scam en 2009). En 2011, j’ai entrepris un virage professionnel en décidant d’effectuer une thèse sur le web-documentaire, format médiatique alors en pleine effervescence. Ce doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication m’a conduit à me former à une discipline émergente : le design d’expérience utilisateur (UX Design). Cette approche consiste à étudier la façon dont un utilisateur d’un service ou d’une œuvre interactive s’approprie le contenu qui lui est proposé. L’enjeu est d’améliorer une conception centrée sur l’utilisateur de manière itérative. En 2016, j’ai été recruté comme enseignant-chercheur à l’Université Polytechnique Hauts-de-France où j’ai commencé à m’intéresser à la conception et à la réception des plateformes de vidéo à la demande.
La question centrale de ma recherche pourrait se résumer de la manière suivante : Comment aider le spectateur à trouver le documentaire qui lui convienne face à la surabondance de proposition sur les plateformes ? Comment lui donner des repères qui puissent orienter ses choix de visionnage face à la diversité des démarches documentaires ? Il y a plus de 20 ans déjà, à Lussas, nous nous demandions comment trouver des films autrement que par le nom du réalisateur ou la date de production. Nous rêvions de pouvoir identifier les films selon leurs spécificités formelles. C’est un vieux rêve de la profession de pouvoir trier les catalogues de documentaires à partir de leur dispositif de réalisation (un type de voix-off, un usage des archives, une mise en scène singulière…). Dans les années 2000, le bouche à oreille suffisait pour trouver un documentaire parce qu’il s’agissait de répertoires relativement réduits. Avec de la mémoire et à force questionner des proches, nous trouvions la démarche de réalisation qui nous intéressait. Mais aujourd’hui, le corpus est devenu bien plus vaste ! Tënk et Universciné proposent par exemple plus de 1500 documentaires en location, La Scam a délivré environ 600 étoiles et la plateforme Film-documentaire récence plus de 60 000 films. Un programmateur peut en avoir vu 500 documentaires mais si on lui demande de faire des rapprochements formels entre eux, sa mémoire va saturer au-delà de 50 références. Ce vieux rêve de trier des catalogues par la forme des films n’a jamais pu être déployé, et c’est finalement l’ère des algorithmes qui nous y amène aujourd’hui !
Comment sont perçus les algorithmiques de recommandation chez les auteurs de documentaire ?
Un algorithme de recommandation, c’est un dispositif qui va calculer de manière automatisée des proximités entre des objets. L’algorithme est souvent vu comme un outil au service du capital ou de l’industrie, donc des GAFAM, avec tout ce que cela implique d’usages mercantiles des données personnelles et d’enfermement dans des bulles de filtres. L’algorithme est rarement perçu comme un outil informatique dont l’éthique dépend des données qu’on lui donne à manger et de ses objectifs. Mais c’est en train de changer, à condition que ces données soient au service des œuvres, et que le calcul qui donne un résultat de recommandation soit transparent et intelligible pour l’utilisateur.
Ces trois dernières années, j’ai mené une étude appelée AlgoDoc (Algorithme de Recommandation de films documentaires) avec une équipe de chercheurs des Universités de Lille et Valenciennes. Cette recherche-action a permis de créer un thesaurus d’environ 290 mots clefs permettant de décrire finement la grande variété des dispositifs de réalisation documentaires. C’est une approche sémantique, c’est-à-dire centrée sur les films et qui vise à mieux décrire les œuvres pour pouvoir rapprocher ce qu’elles ont en commun, indépendamment de leurs thématiques ou du sujet abordé. C’est une réelle innovation dans la mesure où c’est la première fois qu’on peut rapprocher des milliers de films entre eux à travers leur dispositif de réalisation. Cela rejoint la grande revendication de tous les acteurs du documentaire de création depuis 30 ans qui est de dire que le documentaire est avant tout un geste cinématographique, un dispositif de réalisation, et qu’il ne se réduit pas à une démarche journalistique purement informative. Derrière cette ambition, il faut pouvoir créer un jeu de métadonnées qui positionnent la démarche de réalisation dans le champ de la création. Dans les grandes catégories de documentaires qui émergent de ce travail d’indexation humaine, on peut citer de manière non exhaustive : le documentaire de l’altérité (où la relation entre le filmant et le filmé est partagée au spectateur) ; le documentaire animé ; le documentaire chanté ; le documentaire joué (où un comédien professionnel vient interférer avec le réel) ; le documentaire performatif (où le cinéaste se met en scène à l’image) ; le documentaire autobiographique ; le documentaire d’enquête à partir d’une archive ; le found footage documentaire (qui réexploite des images préexistantes) ; le comique documentaire (qui joue du décalage entre ce qui montré et ce qui est dit par le commentaire) ; le documenteur (qui trompe volontairement le spectateur avec les effets du réel) ; etc.
Les résultats de cette recherche permettent d’identifier des sous genres documentaires qui soient au service de la recommandation des films, c’est-à-dire qui puisse être mobilisé en fonction des besoins propres à chaque spectateur. La question centrale de la diffusion du documentaire, c’est celle de la prise de risque que peut prendre le spectateur en fonction de ses goûts, son humeur et son contexte de visionnage. Il ne s’agit pas d’enfermer les films dans des étiquettes mais plutôt de donner des repères fiables pour naviguer dans l’immense variété des démarches documentaires. Nous proposons une aide à la décision qui vient compléter le travail éditorial des plateformes (des curations vers les abonnées) et la recommandation sociale (des abonnés vers les abonnés).
Où en est ce travail de recherche aujourd’hui ? Est-ce que des applications concrètes sont envisagées ?
Après trois années de recherche appliquée, les tests avec les utilisateurs finaux donnent satisfaction. Il y a un fort potentiel en termes de découvrabilité* du documentaire de création. Comme il s’agit de recherche publique, les résultats sont libres de droit et mis à disposition de tous en données ouvertes. Depuis deux ans, je mène un travail pédagogique auprès des acteurs de la filière pour expliquer qu’il est essentiel de s’intéresser aux métadonnées sur les œuvres si on veut favoriser leur visibilité. Aujourd’hui, l’un de mes objectifs serait de parvenir à mutualiser des moyens de plusieurs structures pour générer des métadonnées de meilleures qualités sur leurs catalogues respectifs. Avec l’aide de la Scam, un groupe de travail va pouvoir se mettre en place cet automne pour réunir les acteurs intéressés sur les enjeux politique, économique, culturel et éditoriaux des métadonnées du documentaire de création. S’il l’on parvient à construire un consortium recherche-industrie, nous pourrons alors favoriser la découvrabilité du documentaire d’auteur via des métadonnées inédites et mutualisées.
* La découvrabilité d’un documentaire se réfère à sa disponibilité, son accessibilité, sa visibilité et sa repérabilité en ligne par une personne qui n’en faisait pas précisément la recherche.