Le nouveau studio image de la Scam porte le nom de Yannick Bellon depuis septembre 2024. Retour sur une réalisatrice, monteuse et productrice indépendante et engagée, dont nous fêtons cette année le centenaire.

Yannick Bellon (1924-2019) a découvert et appris le cinéma par ceux qui l’ont fait : en allant à la cinémathèque française, puis dans les salles, ce qu’elle a fait, inlassablement, toute sa vie, refusant toute étiquette, toute école, tout clan, suivant une route qu’elle s’est tracée, aidée et soutenue par la famille et les amis, en gardant farouchement son indépendance. Élevée dans un univers dans lequel le goût partagé pour l’image et la politique rapprochait sa mère, la photographe-reporter Denise Bellon et son oncle Jacques Brunius (comédien, théoricien, cinéaste et poète, connu pour son documentaire Violons d’Ingres, 1939), le surréalisme et l’humanisme, passions communes, ont inspiré le fil de sa vie et son approche du cinéma.

Dans tous ses films (huit longs métrages de fiction, deux longs métrages documentaires, et seize courts métrages au cinéma, et de nombreuses œuvres télévisuelles), Yannick Bellon a abordé des questions sociétales en avance sur son temps et a porté un regard lucide sur ces êtres partis à la reconquête de leur dignité. En marge des courants (notamment de la nouvelle vague), elle a mené sa carrière en produisant de manière autonome et artisanale, avec difficulté, ses propres films souvent refusés par les producteurs, et en se montrant intransigeante sur les thèmes qu’elle affrontait sans détour. Si l’on peut évoquer une cinéaste engagée à l’écriture très personnelle, on ne saurait négliger pour autant son travail de recherche formelle, mêlant la fiction et le documentaire, et creusant la question du temps et de la mémoire.

L’épopée Goëmons

La Guerre a durablement marqué Yannick Bellon et son cinéma en témoigne. Peur des rafles, de la déportation, de la séparation, de la destruction. Heureusement, au milieu de la tourmente, un jour de 1941, par hasard, son chemin a croisé le séduisant jeune homme qui allait devenir son premier amour : Jean Rouch. Yannick et Jean étaient loin d’imaginer alors qu’un jour ils deviendraient tous les deux cinéastes et que leurs vies se construiraient, non pas ensemble, mais autour d’une passion commune : le cinéma. Leur relation, qui ne s’est jamais éteinte, a marqué profondément leurs parcours respectifs et leurs destins parallèles.

Dès ses débuts, Yannick Bellon fait preuve d’audace : élève dans la première promotion de L’IDHEC avec Alain Resnais, elle ne se plie pas aux obligations de l’enseignement et n’est pas une étudiante très studieuse. Elle en est exclue et entame une carrière de monteuse aux côtés de Myriam Borsoutsky, dont elle sera l’assistante sur plusieurs films comme Paris 1900 de Nicole Védrès (1948). Si elle se plaît dans l’intimité des salles de montage, elle décide de réaliser un film, avant même la fin de sa formation. Ce sera Goëmons, tourné entre 1946 et 1948, sur une île isolée de Bretagne, sans producteur, avec de la pellicule récupérée, dans des conditions précaires. Déjà, une forme d’insoumission aux règles établies, une forme de résistance, de refus des conventions va guider son chemin. Contre toute attente, le film obtient le Grand prix à la Biennale de Venise et une notoriété internationale à 24 ans : sa carrière est lancée.

Elle enchaîne alors la réalisation de courts métrages : Colette (1950) sur la vie et l’œuvre de l’écrivaine, avec sa participation, Tourisme (1951), Varsovie quand même (1955) documentaire sur la destruction et la reconstruction de cette ville martyre. Le texte est écrit par Henry Magnan, journaliste au Monde et au Canard enchaîné, qu’elle épouse en 1953 et qui collabore à ses trois courts métrages suivants : Le Second Souffle (avec lequel elle met le pied à l’étrier à Marin Karmitz, son assistant, en 1959) ; Un matin comme les autres (1956) qui réunit Simone Signoret, Loleh Bellon, et Yves Montand, puis Le Bureau des mariages (adapté d’une nouvelle d’Hervé Bazin, 1962 avec Pascale de Boysson et Michael Lonsdale. À travers les aventures de Zaa le petit chameau blanc (1961), Claude Roy écrit bien plus qu’un simple conte pour enfants. C’est une œuvre à la fois poétique et philosophique, qui porte en elle de nombreux messages universels. « Si, à travers mes œuvres, on devine que l’injustice me révolte et que la dignité me semble la vertu première, tant mieux », déclare-t-elle à La revue du cinéma en mars 1961.

Dans les années 1950 et 1960, Yannick Bellon alterne montages et réalisations de courts et longs métrages (notamment pour Pierre Kast), avec des documentaires et des fictions pour la télévision, en particulier la série Bibliothèque de poche  produite par Michel Polac ; Charles Baudelaire, la plaie et le couteau, avec le poète Jacques Roubaud, 1967 ; Anatomie de Los Angeles à partir d’un texte de Michel Butor en 1969 ; Venise (avec Pierre Gascar, 1970) puis Brésiliens d’Afrique, Africains du Brésil (en collaboration avec Pierre Verger, 1973).

Je ne ressens pas de ligne de partage entre vie et film, mais sans cesse un mouvement naturel de l’un à l’autre. Il ne s’agit évidemment pas « d’autobiographie » mais de la nécessité d’exprimer les émotions, les indignations, les émerveillements qui traversent la vie : des sentiments, en somme, que tout le monde éprouve et qui ne vous font pas nécessairement réaliser des films.

Yannick Bellon

Des personnages en résistance

En 1972, elle réalise son premier long métrage, Quelque part quelqu’un (interprété par Loleh Bellon et Roland Dubillard), qu’elle écrit, produit et réalise seule en créant sa société les films de l’équinoxe. En de longs travellings, elle capte la réalité, le lyrisme et la poésie du Paris en pleine mutation urbaine et mêle subtilement fiction et documentaire. Grand film incantatoire, il rend aussi un hommage poignant à son époux, Henry Magnan qui s’est suicidé en 1965, à l’âge de 44 ans. Son deuxième long métrage, Jamais plus toujours (1976), lui fait écho dans une méditation intime sur le temps et la mémoire.  « Je suis une pessimiste qui tend désespérément à l’optimisme. En fait, une pessimiste joyeuse » assure-t-elle.

Depuis La Femme de Jean, son troisième film sorti en 1974, qui raconte l’histoire d’une femme au foyer quittée par son mari, Yannick Bellon est classée parmi les cinéastes féministes. L’Amour violé (1978) le confirme. Il est l’autopsie d’un viol filmé au plus près de sa violence et la difficile réadaptation du personnage principal à la vie quotidienne. Ce film, que seul accepte de distribuer le producteur Marin Karmitz, déchaîne les passions et offre à la réalisatrice son plus grand succès public avec Les Enfants du désordre dix ans plus tard.

Dans chacun de ses films, la cinéaste s’intéresse à un sujet peu ou pas abordé au cinéma (le viol, le cancer, l’écologie, etc.) et à des personnages principalement féminins qui s’efforcent de se reconstruire, se heurtant aux conventions et aux violences les plus banalisées de la société. C’est le cas notamment de L’Amour nu (1981), sur le cancer du sein, de La Triche (1984), sur la bisexualité, ou encore de L’Affût (1992), sur la chasse. Et toujours, dans son écriture, une approche documentaire singulière : ses films sont souvent le fruit d’un long travail de recherche et d’une immersion dans les milieux qu’elle filme. L’influence des photographies de sa mère marque aussi son esthétique : ses images sont souvent travaillées et poétiques. Ses structures narratives sont marquées par la présence du temps qui passe, des saisons et des couleurs qui évoluent.

« Je ne ressens pas de ligne de partage entre vie et film, mais sans cesse un mouvement naturel de l’un à l’autre. Il ne s’agit évidemment pas « d’autobiographie » mais de la nécessité d’exprimer les émotions, les indignations, les émerveillements qui traversent la vie : des sentiments, en somme, que tout le monde éprouve et qui ne vous font pas nécessairement réaliser des films » rapporte t’elle lorsqu’on lui demande « pourquoi filmez-vous ? » (Libération, 1987), avant d’ajouter « je ne sais rien faire d’autre ».

Retour au documentaire

Evasion, court métrage documentaire de création, réalisé en 1989 pour la télévision, est un carnet de bord, prélude aux Enfants du désordre : le film expose la difficile réinsertion sociale des anciens détenus et drogués dans le cadre d’une compagnie théâtrale hors norme, le Théâtre du fil. Puis, en 2001, c’est avec son ami Chris Marker, que Yannick Bellon conçoit Le Souvenir d’un avenir, un regard sur l’œuvre photographique de sa mère, Denise Bellon. Jour après jour, ce journal en images tisse la trame du temps : au hasard de la grand’ville, au rythme de l’Histoire, de l’Exposition universelle de 1937 aux nuits de l’Occupation, des amis surréalistes à Auguste Lumière, d’un mariage gitan à Giono et Joë Bousquet, l’amitié et la découverte font la ronde. Et en filigrane de ce témoignage d’une vie, on devine le sourire de celle qui sut tendre au temps le miroir d’une époque. Une femme libre à la curiosité insatiable, qui a parcouru le monde et fréquenté l’avant-garde artistique et littéraire sans jamais méconnaître les oubliés de la société. Un hommage à l’artiste où la beauté des photographies rivalise avec la justesse des textes lus par Pierre Arditi.

D’où vient cet air lointain ?

C’est sous ce titre poétique, qui cache un documentaire autobiographique, réalisé entre 2016 et 2018, soixante-dix ans après ses débuts, que Yannick Bellon confectionne son dernier opus à 92 ans. Composé de photos, d’extraits d’archives privées ou issues de l’actualité, elle y raconte son enfance, son initiation culturelle auprès des amis de sa mère, sa propre carrière ou les soubresauts de l’histoire auxquels elle a assisté, autant de souvenirs égrenés au fil d’un documentaire aux accents très personnels et empruntant différents chemins pour nous conter son histoire, toujours disponible « aux ordres du merveilleux… », comme l’écrivait André Breton.

Eric Le Roy est historien du cinéma et chef du service Accès, valorisation et enrichissement des collections au CNC. Il a présidé la Fédération internationale des archives du film (FIAF) de 2011 à 2017. Auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma français, il a notamment consacré des travaux à Yannick Bellon et Jean-Pierre Mocky, et participé à la restauration de leurs films.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.