Un article signé Denis Robert, journaliste, écrivain, fondateur de blast.fr – le souffle de l’info, pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021

J’ai 16 ans. Je suis en classe de première (options mathsphysique) au lycée Saint-Exupéry de Fameck. Nous sommes en 1975. Un ministre nommé René Haby veut faire passer une loi qui réforme l’Éducation nationale. J’écris un texte pour m’opposer à cette réforme et à la « marchandisation de l’école » qui vise à produire des futurs travailleurs et de « la chair humaine pour les patrons ». Je bâtis mon récit comme un reportage futuriste. Avec un copain, on le photocopie à une cinquantaine d’exemplaires que l’on placarde clandestinement dans le lycée. Le texte est signé « Le Canard déchaîné, numéro 1 ». Je demande à mon prof principal de le lire à la classe, en faisant comme si c’était un autre qui l’avait écrit. Mon prof accepte et on lance un mouvement de grève. Un mois plus tard, je récidive avec un numéro 2 du « Canard déchaîné » qui dénonce cette fois le système de notation scolaire « injuste et inégalitaire » et les surveillants de lycée qui sont « comme des matons ». J’invente une uchronie que je placarde dans les couloirs du bahut, mais là je suis repéré. Le surveillant général et le principal convoquent mon père et la mère de mon copain. Ils veulent nous virer trois jours, sauf si on renonce à nos « tracts ». Ils disent à mon père que je pourrais faire « journaliste plus tard » mais que pour l’instant, j’ai intérêt à filer droit.

J’ai 23 ans, un diplôme d’éducateur spécialisé et je démarre une thèse en psycholinguistique. Je travaille en prévention dans les quartiers. Je crée un journal avec mon copain Phil Enselme et quelques autres qui s’appelle Santiag. Il est distribué en kiosque, tiré à dix mille exemplaires, vendu 12 francs (environ 3 euros en monnaie convertie). Le logo est rouge, en écriture cursive. Nous faisons du reportage, de l’enquête, publions des poèmes et de la bande dessinée. Mon premier reportage, « J’ai vu les Stones et je me suis paumé », raconte mon périple à Francfort pour un concert des Rolling Stones. En quittant le stade de foot où le show avait lieu, je n’ai plus retrouvé mon bus et j’ai passé la nuit avec des soldats américains dans une caserne, à fumer des pétards et à boire des bières. J’y témoignais de la vie de ces militaires dans les zones occupées non loin de la frontière franco-allemande. Le numéro 2 exposait à la une son antimilitarisme et un récit sur l’unité psychiatrique d’un hôpital militaire. Nous placardions la nuit, dans les rues de Metz, des affiches sur lesquelles était représenté un cochon qui dénonçait « main basse sur la ville » ou une photo des fondateurs de Santiag devant la Banque de France, qui clamaient « le Républicain lorrain n’a pas acheté 21 % des actions de Santiag ». On revendiquait notre liberté et notre indépendance. Cinq numéros plus tard, les messageries de presse ne nous ayant versé aucun kopeck, on mettra la clé sous la porte. Les Renseignements généraux commenceront à s’intéresser sérieusement à mon cas. Interrogé par un inspecteur qui me demande si je suis antimilitariste, je réponds « non, je suis journaliste ». Il me fait remarquer que je n’ai pas de carte qui le prouve. Je pars en Inde cette année-là, avec mon copain Phil. Au retour, je décide d’arrêter la fac. Ça tombe bien, Jean-François Bizot a appelé à la maison pour savoir si je voulais venir travailler à Actuel. Il avait vu Santiag et trouvait ça bien.

Trois ans plus tard, je suis au cimetière de Lépangessur- Vologne à l’enterrement de Grégory Villemin. Le cri de Christine, sa maman, est si déchirant que je l’entends encore aujourd’hui. Je suis le correspondant du journal Libération dans l’est du pays et me spécialise dans les faits divers, qui sont très écrits au journal de la rue Christiani. Du journalisme sociologique et littéraire. Je suis pigiste mais avec l’affaire du petit Grégory, j’écris tellement de papiers que je gagne plus de blé que le patron, Serge July. Il décide de m’embaucher en CDI. J’obtiens ma première carte de presse. J’écris rapidement sur tous les sujets. Le sport, je me souviens d’un match France- Luxembourg où les luxos s’étaient pris une branlée et que j’avais titré « Match en pente au pays du punching football ». Libé m’aura appris à soigner mes titres et mes accroches. Le social, je prends pendant une semaine le bus avec les ouvriers de Sollac et je rentre dans l’usine sidérurgique de Florange où travaillait mon grand-père. J’y raconte la dureté de ce travail, en particulier celui des écriqueurs qui, alourdis par des combinaisons d’amiante pesant un bon quintal, brûlent les impuretés du métal en fusion avec des lance-flammes. Je ne me plaindrai plus jamais de trop travailler. À l’époque, il y avait encore des pages « sociales » et pas de pages « finance » ou « argent ». Je fais une chronique sur la sexualité, ses gadgets et son économie. Je couvre le festival d’Avignon et je vais en Russie ou au Cameroun.
Dans l’Oural je dénonce, informé par des élus écolos précoces et dissidents, le creusement de canaux fluviaux au moyen d’explosions nucléaires créant des petits Tchernobyl avant l’heure. Beaucoup de reprises partout dans le monde, en particulier aux USA. À Douala, me faisant passer pour le mari d’une héritière dont le père boxeur vient de mourir, j’enquête sur l’assassinat de Joe Ngan, l’araignée noire, poids moyen célèbre en Françafrique. J’en profite pour manger du singe avec le chef de la police de Douala, qui sera viré à la suite de mon papier où je révèle son implication dans une affaire de pots-de-vin, mettant en cause un restau français qui sera fermé par la même occasion. J’ai quelques regrets même si la corruption devient mon truc. À Libé, le red chef Dominique Pouchin m’appelle alors « M. Fausse Facture ». En 1987, je sors sur quatre pages ma première grosse affaire : « Visitez Toul, son maire, sa troupe, ses manœuvres ». Une sombre affaire de valises de billets et de commissions qui valident leurs habilitations dans le milieu des hypermarchés. (La France est le pays qui en compte le plus au monde, signe tangible d’une corruption endémique). Le directeur du développement de Cora ainsi que le numéro un du RPR en Meurthe-et-Moselle seront inculpés et emprisonnés après la publication du papier. Tout ce que j’avais écrit sera démontré, mais trop tard. C’est ma première condamnation en diffamation. Je fais ainsi la différence entre vérité judiciaire et vérité journalistique, et commence à comprendre que si je veux m’en tirer dans ce métier, il faudra que je sois stratège. Et que diffamer n’est pas forcément un gros mot. Je deviens pote avec des juges et des escrocs. Je lis Cavanna dans Charlie Hebdo et De sang-froid de Truman Capote. Je me rends compte qu’on peut faire du journalisme en dehors des journaux et que c’est parfois plus intéressant et moins toxique.

J’ai 35 ans. Nous sommes en 1994. Libération lance une nouvelle formule avec le double de pages. Serge July m’a fait « monter » à Paris où avec mon ami Denis Demonpion, tout juste débauché de l’AFP, on se lance dans des enquêtes tonitruantes. On va largement participer à la création de la jurisprudence Balladur qui veut qu’un ministre démissionne quand il est mis en cause. On forme une « dream team » et on fout régulièrement la pâtée au Monde où Edwy Plenel commence à nous détester (il me le fera payer plus tard, mais c’est une autre histoire). On fait tomber Christian Pierret, un édile socialiste qui menace de se suicider si je continue à écrire qu’il trempe dans une sale affaire. July me soutient. On fait tomber Alain Carignon, le ministre maire de Grenoble, après l’interview de son directeur de cabinet qui ne veut pas aller en prison à sa place. Gérard Longuet, le puissant ministre de l’Industrie, se positionne comme premier ministrable d’Édouard Balladur alors favori de la présidentielle. Une de mes sources est inspecteur du fisc. Il s’est rendu compte que la villa que Longuet s’est fait construire par un entrepreneur meusien à Saint-Tropez, à côté de celle de son beau-frère Vincent Bolloré, n’a pas été payée. Plutôt que de sortir le scoop et de me prendre une diffamation (aucun témoin, aucun document), je file l’info à un intermédiaire qui s’arrange pour l’intégrer à une information judiciaire en cours. Quand une première perquisition est lancée, Libé titre en une : « La justice s’intéresse à la villa de Gérard Longuet ». Le ministre fera pression pour qu’on m’affecte ailleurs, mais July me soutient. Et Longuet va démissionner. Cette histoire amène la lumière sur nos enquêtes, mais j’ai une baisse de moral. Je ne suis pas devenu journaliste pour être un auxiliaire de justice. Je quitte Libération un an plus tard pour écrire des romans et faire des films. La graine de Truman porte ses fruits. Ma rencontre avec Bernard Barrault, mon éditeur depuis trente ans, aussi. Bernard me pousse à aller vers la fiction. Je vis sur une crête et deviens équilibriste. D’un côté, le réel. De l’autre, le vrai.

Deux ans plus tard, je publie sans effort (alors que je sue sur un roman) Pendant les affaires, les affaires continuent, un essai qui dit mon dégoût du journalisme que je pratiquais jusqu’alors et surtout des rapports viciés entre juges, politiques et journalistes. Je trouve qu’on file collectivement un mauvais coton. Le bouquin est censuré chez un premier éditeur et sort chez un second en catimini. Sidéré par la quantité d’argent qui file vers les paradis fiscaux et l’impuissance des juges à mener leurs investigations, je publie, six mois plus tard, une série d’interviews de magistrats dans un autre livre, La justice ou le Chaos, à l’origine d’un appel à lutter au niveau européen contre la corruption : l’appel de Genève. Les deux livres seront des best-sellers et assureront ma liberté et la possibilité d’inventer un journalisme non salarié. Je perds ma carte de presse car l’essentiel de mes revenus provient de droits d’auteur. Je trouve cela injuste, surtout quand je vois des communicants politiques bénéficier de la carte, sous le seul prétexte qu’ils sont payés par une entreprise de presse. Je rencontre Noam Chomsky avec qui je fais un livre d’entretien. Il a des formules marquantes comme : « La propagande est à la démocratie ce que la matraque est à la dictature. » Je crois alors que les journalistes doivent travailler pour édifier le peuple, afin qu’il échappe au maximum à la propagande. Chomsky est aussi l’auteur de sentences plus amusantes : « En France, si vous faites partie de l’élite intellectuelle et que vous toussez, on publie un article en première page du Monde. C’est une des raisons pour lesquelles la culture intellectuelle française est tellement burlesque. C’est comme Hollywood. » Fatigué et assez seul, je lâche temporairement le journalisme et j’écris des fictions largement inspirées de ma vie. Un livre aura pour titre Je ferai un malheur. En 2000, un texte érotique se vendra à des centaines de milliers d’exemplaires et sera traduit dans plus de vingt pays. Il paiera une partie des frais de justice que j’aurai plus tard. Le cul a d’insoupçonnables vertus. Je tourne autour de l’idée des gonzo-journalistes qui pensent que la fiction est le meilleur chemin pour dire le réel. Mais très vite le réel me rattrape, quand je rencontre Ernest Backes et Régis Hempel, mes insiders de l’affaire Clearstream. Ce qu’ils me racontent est tellement énorme et planétaire que j’ai du mal à y croire. Heureusement, je ne suis pas seul à mener cette enquête. À mes côtés, mon copain Pascal Lorent qui coréalise avec moi Les Dissimulateurs, le premier volet de notre travail sur la multinationale luxembourgeoise. Deux ans de boulot, une trentaine de témoignages filmés. La bombe sort en mars 2001. On accuse Clearstream d’être une pompe à finance des paradis fiscaux, le repère de toutes les banques mafieuses, ou presque, de la planète et l’émanation d’une volonté des plus grandes banques à cacher leurs transactions les plus secrètes et les plus pourries. C’est une industrie de la magouille planquée au cœur de l’Europe. Je suis poursuivi en diffamation par le PDG de Clearstream et quelques-unes de ses marionnettes, et mis en examen en France et au Luxembourg. André Lussi, le PDG, sera viré ainsi que son état-major, mais les poursuites se multiplient contre moi. Je me défends par des livres (quatre) et une bande dessinée L’Affaire des affaires (730 pages au compteur). Je réalise aussi des documentaires. C’est un bras de fer assez inégal et une partie de la presse me tourne le dos.

On travaille pour édifier le peuple, afin qu’il échappe au maximum à la propagande orchestrée par ces hommes puissants qui pensent qu’un carnet de chèques peut tout acheter.

Denis Robert

En février 2011, j’ai 52 ans. La Cour de cassation me blanchit de toutes les accusations portées contre moi par Clearstream et son avocat Richard Malka. « Enquête sérieuse, de bonne foi, servant l’intérêt général », décrètent les hauts magistrats. Ils créent une jurisprudence qui porte mon nom et aide les autres journalistes dans leurs procès. C’est une période où je rencontre souvent Cavanna et je démarre un film avec lui (et ma fille Nina). Le film s’appellera Cavanna, jusqu’à l’ultime seconde j’écrirai. Cavanna a été, à sa manière, un maître en journalisme. Un défricheur. Une tête de pont. Trois ans plus tard, un peu avant de mourir, il dira son désespoir d’avoir été spolié par celui qui a pris sa place à Charlie Hebdo et par l’avocat de son journal en qui il avait confiance. Juste après les attentats de Charlie, en voyant sur les écrans de télévision parader Philippe Val, le repreneur de Charlie, et Richard Malka, son avocat, je me lance dans une enquête sur la trésorerie et les coulisses de l’hebdomadaire satirique. Ceux que je mets en cause cherchent à interdire le livre. En vain. Mohicans paraît en 2015 et porte en entête cette citation de James Baldwin : « Si vous changez, ne serait-ce que d’un millimètre, la perception de la réalité des gens, vous pouvez changer le monde. » J’en ai marre des emmerdements et des procès. J’écris d’autres romans. Je fais aussi des documentaires compliqués à financer comme Ennemis publics, sur les victimes collatérales de la politique sécuritaire en matière de terrorisme. La Scam me soutient et je n’oublie pas.

En janvier 2021, à 62 ans, je trouve que je m’emmerde dans mon bureau à écrire mon prochain roman. Je n’admets pas la violence de cet État contre les Gilets jaunes. Je ne supporte plus les mensonges de ce gouvernement et les débats avec mes copains où chacun aimerait changer le monde, mais ne sait pas par quel bout. Avec une bande de fous, je lance le projet « Blast, le souffle de l’info ». On récupère, en deux mois, malgré les vents contraires, pas loin d’un million d’euros offert par dix mille investisseurs qu’on surnomme nos « blasters ». Blast se lance fin mars 2021. Depuis, une vingtaine d’emplois ont été créés, principalement des journalistes en CDI et des pigistes réguliers. Près de 13 000 personnes se sont abonnées en trois mois au site. 200 000 personnes se seront abonnées à notre chaîne YouTube fin juillet. Et l’audience ne cesse de grimper. Je ne sais pas si ce sera suffisant pour tenir et nous développer. Nous avons publié plusieurs révélations sur l’argent des Qataris corrompant la France. Bernard-Henri Lévy nous fait un procès et réclame notre tête (ce qui est plutôt bon signe). Enfin, surtout la mienne. Nous avons sorti une affaire de trafic d’influence au Centre national de la musique et le scandale Adrexo, du nom de la société qui a si mal délivré les professions de foi lors des dernières élections. Ce scoop devrait valoir l’éjection du ministre Gérald Darmanin. Mais les temps ont changé. Un ministre ne démissionne plus, même s’il est coupable d’un parjure.

Les journalistes de CNews travaillent pour Vincent Bolloré. Ceux de BFM pour Patrick Drahi. Ceux du Parisien ou des Échos pour Bernard Arnault. Nous, à Blast, on travaille pour édifier le peuple, afin qu’il échappe au maximum à la propagande orchestrée par ces hommes puissants qui pensent qu’un carnet de chèques peut tout acheter. Tout compte fait, à la fin de ce texte, je me trouve assez cohérent.