Un texte de Philippe Pujol, documentariste, Prix Albert Londres 2014 et Etoiles de la Scam 2021, pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021

Le grand miroir brisé ne lui appartient pas, il était déjà dans cet appartement abandonné bien avant qu’il n’en fasse son logement d’infortune. D’ailleurs, il ne s’y regarde même pas, il ne se regarde de toute façon dans aucun miroir ; ça fait bien longtemps qu’Al n’a plus de reflet. Al se contente de dormir ici, fiévreux, et de cuver, ce qui désormais revient au même dans cette vie « compliquée » comme il dit en se grattant tout le temps. Al fume du très mauvais shit aussi, beaucoup. De celui qu’il vendait le mois dernier encore avant que ça devienne « compliqué », répète-t-il dans un désir de simplifier la situation. « C’est compliqué », n’en parlons plus, c’est déjà suffisamment terrible à vivre, on ne va épiloguer en plus…
Raconter la situation d’Al, c’est plonger dans un réel, celui d’un squatteur de 18 ans, qui pourrit déjà dans les fissures d’un quartier du Marseille qui s’effondre. Un boulot d’écrivain du réel, on peut appeler ça journaliste, reporter ou documentariste si l’on pose là une caméra. On ne scrute pas, comme ça, ce réel sans accepter quelques règles.
Le réel est froid, dépourvu de morale comme de symbolique, complètement délesté de conscience et indifférent à nos représentations. Le réel est glacé, indestructible. On ne peut que s’y heurter et ainsi le percevoir un instant, un peu troublé, avant de le regarder s’éloigner alors qu’on retrouve ses esprits. Le réel se laisse entrevoir dans sa fugacité. Prenons le deuil, il est l’onde de choc d’une disparition redoutée. La prise de conscience de l’ampleur de l’inéluctable manque. La stupeur, elle, est le contrecoup immédiat d’un terrible réel, celui d’un attentat par exemple, qui lui-même se souhaite révélateur d’autres réels. De la même manière, la déception, la douleur, la peur, l’horreur, la tristesse sont le résultat de percussions avec le réel, comme les joies, les euphories, les satisfactions sont les vibrations d’une rencontre avec un réel. D’ailleurs, un même réel peut avoir des effets très différents d’une personne à une autre. La victoire de l’un fait souvent la défaite de l’autre. Al était très content de s’installer dans cet appartement insalubre : l’amiante, il ne la voit pas (ne sait même pas ce que c’est), l’odeur, il ne la sent plus et les rats qui lui disputent le matelas ne se regardent pas plus que lui dans le miroir brisé.

Le reporter le voit, Al, dans le miroir dont les brisures en multiplient les reflets. Il en a des reflets, Al, dans ce miroir brisé ! Autant que d’interrogations pour comprendre sa « situation compliquée ». Il en va ainsi du réel et de ses réalités. Les débats médiatiques se construisent autour de signaux faibles. Tout n’est qu’interprétation. Le réel est là, impassible. C’est tout. Nous le voyons dans le miroir de la réalité avec toutes les imperfections inhérentes à nos perceptions subjectives. Les perceptions sensibles et les perceptions intelligibles. Les sens et la raison pour comprendre le réel : la subjectivité. Une subjectivité apparaît dès lors que le réel se fait ressentir. Toute autre posture est malhonnête. L’autoproclamée neutralité n’est qu’une couardise qui permet, à la fin, de se ranger auprès de la réalité qui surgira tôt ou tard, pour un temps. Le réel n’est jamais neutre. Et le neutre n’est pas réel. On ne rend pas compte du vide. Et l’objectivité ! Le chantre de l’objectivité remplace sa fainéantise par un concept valorisant. Car si l’objectivité est souvent hissée comme l’étendard de la réalité pure, c’est en fait le nom que l’on donne à ses absences : pas d’angle, pas de propos, pas de distance, pas de ton, pas de style, peu d’humanité, aucun choix, aucune confrontation au réel. On ne traverse pas le champ de bataille du réel en toute objectivité, avec son petit carnet moleskine à la main. Pour savoir qu’Al a perdu sa mère deux ans plus tôt alors qu’il sortait juste de prison, il a fallu discuter longtemps avec ses quelques compagnons de galères. Ensuite, il ne faut pas repousser la peine réelle ressentie pendant les interviews, quand son ancien patron dans les stups vous explique qu’Al s’en veut d’avoir laissé sa mère seule chez elle bien que malade. Il faut se faire accepter par son beau-père violent pour apprendre qu’Al n’allait pas rendre visite à sa mère pour respecter le périmètre qu’il pensait imposé par son bracelet électronique. La décision judiciaire avait pourtant très clairement stipulé un droit de visite quotidien…
Il faut en inspirer de la confiance pour qu’Al te concède un petit instant « elle est morte de chagrin à cause de moi ». Car même si ça n’est pas réel, c’est devenu sa réalité, celle qui l’a renforcé dans sa trajectoire de sans avenir, comme petite main d’un point de deal minable et sous-fréquenté. La suite, tu l’apprends de la police, qui t’explique que ce point de deal n’a pas résisté au premier confinement quand soudain les flics avaient un prétexte pour disperser ces dealers sous-organisés. Tu comprends la terrible spirale du réel par l’ancienne petite copine d’Al, pragmatique comme le sont les gens de galère : « Tant qu’Al faisait rentrer tous les jours en dealant les 40 euros pour nous payer une chambre d’hôtel, même pourri, je restais avec lui. Mais je ne le suis pas dans les squats dégueulasses du centre-ville. Je suis maintenant avec un autre dealer. Je suis encore suffisamment bonne pour en trouver, moi ! »
L’observation donne le reste de l’histoire, de ces petits détails qui sortent de l’anecdotique pour n’exalter que le seul réel : les rougeurs qu’Al présente un peu partout sur le visage et le corps… ce sont des piqûres de punaises de lit. Par centaine. À en donner la fièvre. Impossible pour le reporter de ne pas souffler de dépit devant ce réel, les yeux fermés le temps de se faire à la situation, en effet, « compliquée ». L’empathie est acceptée comme méthode de travail. La subjectivité doit s’assumer et se couvrir d’honnêteté dans la rédaction du réel. Devenir le miroir d’Al. Ce n’est pas pour un lectorat que l’on écrit son histoire, c’est pour lui. Pour qu’il entrevoie enfin, en quelques lignes directes, le reflet de sa réalité… En attendant qu’il sache lire.


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