Un texte de Nadia Nakhlé, autrice, dessinatrice, réalisatrice, pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021

« L’existence humaine se résume à une course contre la noirceur du monde, les traîtrises, la cruauté, la lâcheté, une course qui paraît si souvent tellement désespérée, mais que nous livrons tout de même tant que l’espoir subsiste. » Ces mots de l’écrivain de Jón Kalman Stefánsson pourraient résumer mon cheminement artistique. C’est la plupart du temps un sentiment de révolte contre cette noirceur du monde, si bien dépeinte par Stefánsson, qui fait naître en moi l’envie d’écrire une histoire, de la dessiner, ou de la mettre en scène. Le réel et les injustices qui lui sont intrinsèquement liées sont mes principales sources d’inspiration.

S’inspirer du réel pour le dénoncer

Mon roman graphique, Les oiseaux ne se retournent pas, raconte l’histoire d’Amel, une orpheline de 12 ans, forcée à l’exil pour échapper à la guerre. Sur sa route, elle rencontre Bacem, un ancien soldat et musicien joueur de oud. Une amitié va naître puis grandir entre le soldat et l’enfant, qui peu à peu vont apprendre à se reconstruire. C’est la volonté de raconter l’exil du point de vue d’une enfant qui fuit la guerre qui a été mon point de départ dans l’écriture de cette histoire, avec ce mélange de sentiments qui m’animait au moment d’écrire – celui d’une profonde injustice face à la situation actuelle des enfants réfugiés, mais aussi et surtout, le désir de transfigurer cette réalité par la poésie –, comme une tentative de réponse à la barbarie, par la beauté, l’humanisme, le dessin et l’espoir.

Mon inspiration s’inscrit ainsi dans la réalité de mon histoire familiale qui a été traversée par la guerre et l’exil, mais également dans le quotidien vécu par des milliers d’enfants qui chaque jour tentent désespérément d’échapper à la guerre. Pour raconter cette histoire, j’ai réalisé un important travail de recherches documentaires afin de nourrir la véracité du récit. Je voulais être au plus proche du réel vécu par ces enfants, au plus proche de la douleur de l’exil. J’appliquais en quelque sorte le « précepte » de la poétesse Emily Dickinson, « Que vers un cœur brisé / Nul autre ne se dirige / Sans le haut privilège / D’avoir lui-même aussi souffert ». Je me suis rapprochée d’Amnesty International et de la Cimade afin de mieux appréhender le parcours des mineurs isolés et me suis rendue dans différents camps de réfugiés (à Calais, à Grande-Synthe ou encore au Liban). J’ai rencontré plusieurs enfants réfugiés. J’ai découvert leur histoire, la souffrance de leur voyage forcé vers l’inconnu, l’atrocité des conditions dans les camps. Cette confrontation directe avec le réel a profondément enrichi mon écriture, le parcours de chaque personnage et mes recherches graphiques (notamment les décors et l’expression des visages). Mais elle m’a également confortée dans mon désir de me détacher du réel pour « entrer » en poésie et parvenir à transmettre le message principal de ce roman graphique, que l’on pourrait résumer au mot « espérance ».

S’inspirer du réel pour le transfigurer et le transcender

Bien que le réel soit ma principale source d’inspiration, ma démarche artistique ne s’inscrit pas dans une approche documentaire, mais plutôt dans un engagement poétique. Je m’inspire du réel pour tenter d’en élargir l’horizon, pour tendre vers l’émotion pure. Le réel est finalement ma porte d’entrée vers l’imaginaire et la sensibilité des différents personnages. Dans Les oiseaux ne se retournent pas, j’ai souhaité suivre le point de vue d’une enfant, Amel. Or, l’enfance est justement cette période où fiction et réalité s’entremêlent. Les enfants continuent à croire en l’impossible, à espérer. Le réel seul, dans son aspect purement factuel, ne me permettait pas de décrire le point de vue de cette enfant et de retranscrire ses émotions. J’ai alors ressenti le besoin d’entrelacer réalité et fiction, à travers la création d’un monde parallèle, le monde des oiseaux, dernier refuge de l’enfant quand la réalité devient trop difficile à supporter. Ce refuge dans l’imaginaire, difficilement palpable dans le monde réel, est pourtant ce qui ressort de nombreux témoignages d’enfants réfugiés. Pour Nawwar, 7 ans, réfugié syrien vivant à présent en Allemagne, sa survie lors de la terrible traversée de la mer Égée tient à la protection des ours polaires qu’il a rencontrés pendant son voyage. Ce témoignage m’a profondément marquée et a renforcé ma volonté de me détacher du réel dans son caractère rationnel. L’imaginaire de l’héroïne des Oiseaux ne se retournent pas, se nourrit ainsi d’un conte persan du XIIe siècle, Le Cantique des oiseaux, de Farid al-Dîn Attâr. Ce poème nous raconte la quête de trente mille oiseaux, qui guidés par la Huppe – considérée comme la messagère des âmes et du monde invisible dans la mythologie persane – vont traverser sept vallées pleines de dangers afin de retrouver leur reine, la mystérieuse Sîmorgh. Au terme de cette épopée existentielle et mystique, seule trente oiseaux survivent. En franchissant la dernière vallée, ils s’aperçoivent que la reine tant recherchée n’est autre que le reflet d’eux-mêmes. Pour reprendre les mots d’Attâr, « Le soleil de ma majesté est un miroir. Celui qui se voit dans ce miroir, y voit son âme et son corps ». J’ai tout de suite vu dans ce poème un écho fort avec l’histoire que j’avais envie de raconter. Devenant un oiseau parmi les autres oiseaux du poème, Amel sera guidée par la Huppe tout au long de son exil et parviendra à se révéler à elle-même.

Ce poème, que l’on pourrait appréhender sous l’angle de la fiction pure, entretient un rapport étroit avec le réel puisque la question qui le traverse est celle d’un chemin initiatique intérieur à entreprendre, propre à chaque être humain. Il m’a finalement permis de transcender le réel grâce à la poésie. Et c’est justement cette transfiguration du réel par la poésie qui m’a permis d’être au plus proche de la réalité que je souhaitais raconter. Mon prochain roman graphique, publié aux éditions Delcourt, Zaza Bizar. La nuit, c’est ma couleur préférée, est sorti en septembre et suit ce même cheminement artistique. Je me suis inspirée du réel vécu par une enfant souffrant de troubles du langage, confrontée aux railleries de ses camarades de classe et à l’incompréhension des adultes. Il m’a également paru nécessaire de donner toute sa place à son imaginaire et à la poésie pour mieux comprendre sa réalité. C’est pour moi l’essence même de la poésie. C’est parce qu’elle métamorphose la réalité qu’elle nous permet de mieux l’appréhender, d’approcher l’indicible.


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