Un texte signé Alexis Pazoumian, photographe, documentariste, Etoile de la Scam 2020, pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021

Depuis ma plus tendre enfance, j’ai baigné dans une culture dont l’histoire récente est un combat pour la vérité. Né en France de parents arméniens, je suis le fruit d’une diaspora qui a emporté avec elle la douleur d’une réalité niée. J’ai grandi en entendant les récits de souvenirs non pas d’Arménie, mais de la Turquie où mes ancêtres avaient cohabité depuis des générations avec les Turcs en bonne intelligence. Ces souvenirs s’accompagnaient d’un silence. L’indicible vérité d’un génocide causé, comme hélas le sont presque systématiquement les génocides, par les voisins de toujours qui aujourd’hui encore refusent de reconnaître l’horreur de ce qui a été commis. « L’Histoire avec sa grande hache », comme l’exprime la formule consacrée, se veut toujours un récit objectif de la réalité à travers la somme des faits que l’on peut établir. Mais la réalité, c’est avant tout la somme incommensurable des histoires minuscules dont on ne peut rendre compte qu’à travers la froide abstraction des chiffres : 1,5 million de victimes.
Lorsque j’ai commencé la photographie, je suis spontanément allé vers les marges, et je n’ai jamais cessé de les rechercher depuis. C’est là sans doute le fruit de cet héritage que je porte en moi, d’un peuple que l’on a voulu effacer. À travers mon objectif, je cherche donc inlassablement à incarner les oubliés de l’Histoire. Celles et ceux dont les vies ne laissent presque pas de traces. Ces êtres qui paradoxalement font le réel autant – si ce n’est plus – que les grands acteurs de la marche de ce monde.
Pour moi, le réel n’est pas un bloc solide que l’on peut saisir, examiner sous toutes ses coutures pour en révéler les détails. Il tient davantage du liquide : insaisissable, coulant, fluctuant, il échappe sans cesse à toutes nos tentatives de le capturer intégralement. Je vois la photographie comme une possibilité de saisir des gouttes de ce réel, à travers le prisme qui me semble le plus précieux et le plus véridique : celui de l’émotion.
Car il me semble que l’émotion est la voie d’accès au réel la plus directe. L’émotion jaillit spontanément, sans qu’on ait besoin de l’intellectualiser. L’émotion nous fait nous sentir connectés à des personnes d’autres lieux voire d’autres temps. Et bien qu’elle échappe à toute objectivité, je suis convaincu que l’émotion contient une partie précieuse et pourtant souvent négligée du réel. La vérité d’un rare instant où l’on met de côté la réflexion pour laisser place aux sensations. Dans mon parcours artistique, ma quête d’émotions nouvelles m’a amené récemment à m’orienter vers la fiction. J’y vois un prolongement naturel de mon travail de photographe : après avoir capté des instants du réel à travers lesquels j’éprouvais des émotions que je souhaitais partager, j’aimerais relever le défi de recréer le réel, dans l’espoir de transmettre les émotions des personnages à des spectateurs. J’ai toujours été fasciné par la capacité de certains films à nous bouleverser, bien que l’on sache que c’est faux. Créer de vraies émotions à partir d’une retranscription morcelée et factice du réel, relève, pour moi, de la magie.
Je travaille actuellement sur un projet de fiction autour de la communauté gitane d’une cité de Perpignan, produit par Les Films du Worso et Mephil Films et co-écrit avec Yann Barouch. L’histoire est inspirée de celle Michel, un jeune homme appartenant à cette communauté dont le parcours influence largement celui du personnage qu’il incarnera. La quasi-totalité des comédiens seront non professionnels, et les décors seront réels.
Ce qui me passionne dans ce projet, c’est la possibilité de jouer constamment sur la limite entre réel et fiction. La communauté prendra part au tournage, et certaines scènes seront filmées à l’occasion de vrais évènements, telles que des célébrations religieuses par exemple. J’espère ainsi créer les conditions pour que réel et fiction s’entremêlent, jusqu’à parfois même permettre au réel de prendre le dessus sur le scénario, en permettant une grande latitude aux acteurs pour improviser. En effet, j’ai l’intime conviction qu’il n’y a pas tant de différences que cela entre le « réel » tel qu’il est retranscrit par un documentaire, et le « réalisme » d’une fiction. C’est dans la zone floue où ces deux eaux se recoupent que j’aimerais poursuivre mon travail. Avec l’espoir, peut-être, de contribuer à faire évoluer certaines conceptions, trop catégoriques à mon goût, de ce que seraient censés être fiction et documentaire.