Un texte de Fanny Lacrosse, autrice de podcast, metteuse en scène, prix de la découverte sonore 2020, pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021

Comment transposer le réel sans manipuler la réalité ? Voici la question à laquelle il m’est proposé de répondre sur la base de mon expérience d’autrice radiophonique. Un travail, une passion dont j’aime qualifier les objets sonores qui en émergent de « tricots radiophoniques ». Cette dénomination me permet d’éviter l’emploi de termes tels que celui de « création », de « documentaire » ou de « fiction ». Le terme de « création » fait, à mon sens, encore trop écho dans notre imaginaire collectif, à l’idée de création biblique, ex nihilo. Elle me semble placer insidieusement l’auteur dans un rapport d’ascendance, voire de condescendance face au monde dans lequel il puise pourtant toute son inspiration. Les termes de « documentaire » et de « fiction », me semblent quant à eux, constituer les deux rives d’un rapport à la réalité, perçue ainsi caricaturalement comme une frontière nettement définie. Or ce concept de « réalité » est profondément complexe, retors et nous donne rapidement le vertige, dès lors que l’on s’applique à le définir, et à s’en saisir… Qu’est-ce que la réalité ? La réalité existe-elle ? La réalité est-elle une OU plurielle ? Une ET plurielle ? Peut-on y accéder ? Comment en parler ?, etc. Autant de questions sur lesquelles on débat depuis la nuit des temps. L’idée de « Vérité » au cœur du monde des idées de Platon, ou celle de « Mesure » (de perception) que l’on retrouve dans le célèbre dicton du sophiste Protagoras « L’homme est la mesure de toute chose », ou encore la possibilité de l’existence de multivers que soulèvent certains physiciens aujourd’hui ne sont que quelques exemples de théories et réflexions qui viennent titiller cette notion de « réalité » et soulever la part de mystère et d’inaccessible qu’elle contient toujours en elle.

Ainsi donc, le terme de « tricot radiophonique » me plaît en ce qu’il comporte de flou, en ce qu’il laisse de possibilités et d’ouverture pour m’emparer, entre fiction et documentaire, de cette notion de réalité. Dans ces objets sonores je tricote, en quelque sorte, les fils du réel, je leur donne forme, je les inscris dans un récit, une histoire. Je tisse une architecture sonore qui n’a pas pour intention de refléter objectivement la réalité, mais plutôt de se faire l’expression d’un rapport au monde, d’un point de vue lié à un vécu intime. Cette notion d’intime est primordiale ! C’est sa mise en tension clairement affirmée avec le réel, qui offre à mon sens la meilleure des garanties contre toute manipulation ou trahison de la réalité… L’enjeu pour moi, dans ces objets sonores est avant tout, de parvenir à tricoter la trame d’un récit qui colle au plus près de mon vécu et de celui de mes interlocuteurs, plongés dans une situation aux prises avec le réel.
Dans ce cadre je m’autorise, si nécessaire, à entremêler des fils de paroles et prises de son de type « documentaire » (en orientant mon micro comme un œil vers ce qui, dans le monde, m’interpelle et me touche) à des fils de paroles et des paysages sonores qui mobilisent l’imaginaire et complètent ainsi la trame tissée du réel en lui offrant une assise poétique… Car, si comme George Sand le résume bien « l’humanité a son histoire intime dans chaque homme », encore faut-il trouver la juste façon de partager cette histoire intime sans verser dans une forme de récit narcissique, qui n’intéresse que l’auteur, ou de récit psychothérapeutique, qui plonge l’auditeur dans une forme d’écoute voyeuriste où le jugement l’emporte sur l’empathie. Pour prévenir la bascule du projet radiophonique dans l’un de ces deux travers, toute la difficulté est de trouver la juste distance dans le traitement de l’intime… Et c’est souvent pour moi, l’ajout d’une dimension poétique au réel qui en constitue la clé. Ainsi dans mes tricots radiophoniques, je construis des paysages sonores fantasmagoriques, des instants de poésie ou de fiction, que je conçois comme une caisse de résonance aux paroles intimes (portées par les séquences documentaires), afin d’en élargir la portée et de tenter d’en tirer la substance plus universelle. Avec pour objectif ultime que ces récits intimes trouvent écho dans le cœur de celles et ceux qui les écoutent.


Naufrage en pleine terre
me semble sans doute le tricot sonore le plus emblématique de ces enjeux que je tente de relever dans mon travail. En effet, dans ce projet, je dessine une architecture sonore qui rend compte d’un vécu intime, celui de ma famille, autour de la syllogomanie (un trouble du comportement qui consiste à accumuler de façon compulsive toutes sortes d’objets). La structure de ce tricot radiophonique prend forme par l’entremêlement de plans documentaires à une voix off (la mienne) et des paysages sonores dont la teneur poétique et onirique emprunte à l’univers du conte. Les scènes documentaires donnent notamment la parole à ma grand-mère maternelle, syllogomane, que je rencontre régulièrement dans sa maison de retraite et que j’interroge sur son rapport aux objets, pour l’amener ensuite à raconter le vide, le manque qui la conduisent au quotidien à faire le plein d’objets et de bibelots en tout genre. D’autres scènes documentaires donnent voix à ma mère, que j’enregistre (pendant plusieurs semaines), vidant péniblement l’ancien appartement de ma grand-mère. Les scènes de voix off sont accompagnées de paysages sonores imaginaires dans lesquels je conte l’histoire d’une libellule (animal totem de ma grand-mère) et d’un bateau naufragé hanté par un monstre, le syllogos. Ces échappées poétiques me permettent d’élargir l’horizon de ces scènes documentaires, tout en y intégrant mes questionnements et ma sensibilité personnelle. Ces envolées constituent en quelque sorte le fil d’Ariane de ce tricot radiophonique. Ce sont elles qui assemblent dans un puzzle labyrinthique les scènes documentaires dans lesquelles on ne comprend que très progressivement la teneur et l’ampleur du phénomène de syllogomanie. Au travers d’une écoute débarrassée de tout jugement préalable, l’auditeur est invité à entrer en empathie avec trois protagonistes féminins, trois générations, trois points de vue ; et à leurs côtés, par le truchement d’un univers conté, à plonger dans une compréhension avant tout sensorielle et émotionnelle de la syllogomanie. Une approche sensible qui permet, à mon sens, d’éviter le piège de trahison ou de manipulation de la réalité ; piège dans lequel il m’aurait été plus facile de basculer si je m’étais appliquée à construire un reportage dont la visée eut été de définir la syllogomanie, d’en donner une analyse globale et objective.

Ainsi, nouer les fils du réel au travers de récits intimes et en augmenter la portée par l’imaginaire, la poésie ou la fiction constitue la structure architecturale, ou plutôt le patron, de mes tricots sonores.


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