Un texte de Raphaël Krafft, journaliste, écrivain pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021

Je n’ai jamais écrit que sur le réel, des textes que l’on appelle des récits, des reportages littéraires ou, plus communément de nos jours, de la « non-fiction ». Le réel, c’est l’unique matière dont je me sers pour raconter des histoires. Et quand bien même voudrais-je écrire des romans, le sujet qui m’intéresse depuis plusieurs années est bien trop tragique pour constituer une source d’inspiration : c’est l’odeur de la pisse et de la merde qui émane des camps de fortune à l’orée de nos villes ; les effluves d’essence qui imprègnent les peaux en lambeaux et les vêtements des naufragé·es ; la sueur âcre des corps pris en chasse pendant les marches forcées. Ce réel ne m’inspire rien qui vaille.

Je le raconte dans des livres, des articles ou à la radio, et je fais mien le conseil du grand écrivain journaliste Ryszard Kapus´cin´ski pour qui le reporter doit embrasser le destin de ses sujets pour mieux comprendre et décrire leur réalité. Un vœu pieux quand on appartient soi-même à la portion congrue des hommes et des femmes libres de circuler sans entraves partout sur la planète. Je peux être animé de la plus sincère des bienveillances, je n’en demeure pas moins l’observateur perché sur le mirador de ma confortable forteresse qui domine la frontière. Et je risque, avec cette vue surplombante, de ne produire qu’un récit pornographique de ce qui se trame au-delà et à travers les barbelés.

J’ai souvent fait du reportage à vélo pour me poster au ras des pâquerettes et chercher une plus grande égalité de regard avec mes interlocuteurs. Lors d’un de ces voyages, j’ai fait une rencontre décisive qui m’a fait prendre conscience de ma vanité, de la valeur scandaleuse de mon passeport français et de la vacuité de notre vision occidentale de l’aventure : un hippie belge avec qui je m’étais lié d’amitié à Cusco, au Pérou, vivait et évoluait clandestinement dans l’arc andin après avoir jeté son passeport à la poubelle dix ans plus tôt. Un geste politique dont je n’ai jamais eu l’audace.

Depuis lors, j’ai appris par cœur l’article 13 de la Déclaration universelle des droits humains : « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État [et] de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». J’en ai fait mon mantra quitte à pécher par naïveté à l’heure où se succèdent à qui mieux mieux les circulaires du ministère de l’Intérieur portant sur l’injonction aux préfets d’accélérer les reconduites à la frontière.

Autre outil pour raconter l’exil et la migration, le roman Aux États-Unis d’Afrique de l’auteur djiboutien Abdourahman A. Waberi dans lequel son continent domine le monde. Je me remémore ce passage où des Casques bleus ghanéens s’arrachent les cheveux face à des réfugiés auvergnats qui refusent la sauce gombo que le HCR leur a fournie comme ersatz de l’aligot. Je ne connais pas meilleure fiction où puiser l’inspiration et ressentir l’empathie dans sa dimension la plus globale.

Depuis plusieurs années que j’écris sur ces questions, j’ai compris que la posture de neutralité était intenable pour les journalistes. D’abord parce que le temps passé à relever les manquements des États au respect des lois et des conventions internationales me met dans une position systématiquement critique et peu en phase avec le discours dominant. Ensuite parce que l’expérience m’a montré qu’il fallait souvent rogner sur la déontologie journalistique pour préserver un peu de son éthique et de sa morale. Je pense – entre autres – au photographe grec Aris Messinis qui n’hésite pas, au risque de passer à côté du « bon cliché », à remiser son appareil pour sauver des enfants, des femmes et des hommes de la noyade lorsqu’il couvre l’arrivée sur l’île de Lesbos de migrant·es sur des radeaux de fortune depuis la Turquie. Il engage son corps avant ses idées. Pour ne pas travestir « la réalité », les plus orthodoxes s’en émancipent. Peut-on décemment filmer un enfant en errance et le laisser à son errance pour le bien et la pureté de son documentaire ?

Aujourd’hui, les récits qui disent la honte des camps, le calvaire des naufragé·es et les nuages de « lacrymos » ne sont plus seulement destinés aux opinions publiques des pays du Nord. Ils sont aussi le carburant des campagnes de « gestion de la perception » (« perception management ») financées par le contribuable pour dissuader les Africains et les autres de venir en Europe. Ces messages – « Ne venez pas ! La route est dangereuse et vous serez traités comme des chiens si vous survivez au voyage jusqu’en Europe ! » – ne sont pas circonscrits aux médias d’information : le monde des arts et de la culture est lui aussi coopté pour délivrer la bonne parole « sédentariste » sous la forme d’œuvres musicales, littéraires, cinématographiques ou théâtrales contre monnaie sonnante et trébuchante.

Dans un contexte de normalisation du discours xénophobe où quiconque, de gauche comme de droite, se voulant « crédible » nuance ses propos pour marquer sa réserve vis-à-vis des tenants de l’accueil, où la parole publique – presse comprise – n’use plus de guillemets pour énoncer des mots venus d’un autre âge (« Faut-il trier les migrants ? »), faudrait-il que nous autres, observateurs, journalistes et écrivains, pesions nos paroles et nos écrits ? Je n’en suis pas partisan. Au contraire, je crois qu’il ne faut pas cesser de documenter l’innommable, au moins pour les générations futures, et d’inviter constamment notre public à inspirer bien fort la pisse et la merde qu’exhalent les camps de fortune invisibilisés à l’écart de nos villes. Pas besoin de littérature, le réel, ici, se suffit à lui-même.


> Lien vers l’article – pdf
> Lien vers la lettre Astérisque n°67 – pdf