Lauréate de L’Œil d’or 2023 – Le Prix du documentaire à Cannes pour Les filles d’Olfa, la réalisatrice Kaouther Ben Hania partage avec Emmanuel Raspiengeas, la genèse de son film.

Je ne crois pas une seconde à l’objectivité.

Kaouther Ben Hania

Vous avez découvert l’histoire d’Olfa en 2016. À quoi ont ressemblé ces sept longues années de gestation, jusqu’à la sortie du film en 2023 ?

Kaouther Ben Hania — Ça a été une longue traversée de doutes et de questionnements. Au début, j’étais partie sur un documentaire classique si l’on peut dire, mais je trouvais que la forme n’était pas à la hauteur de la complexité de l’histoire. J’ai tourné quelques images, puis j’ai abandonné, pour réaliser La Belle et la meute. Je suis ensuite revenue vers les personnages, mais ça ne fonctionnait pas. J’ai tourné L’Homme qui a vendu sa peau, et c’est après ce film que je me suis demandé si je devais abandonner ce projet ou continuer de creuser pour trouver la bonne forme. J’avais besoin d’un accès au passé de cette famille. J’avais des archives, mais le plus important étaient leurs souvenirs. Comment filmer un souvenir dans un format documentaire ? C’était la grande question. Il y a un cliché très redondant dans le documentaire, qui est la reconstitution. Je me suis dit que j’allais détourner ce cliché, me l’approprier. Mieux vaut partir d’un cliché que d’y arriver. C’est donc dans ce contexte qu’a débuté le tournage en 2021, avec l’idée de faire intervenir des acteurs, dirigés par les vrais personnages, mais qui posent aussi des questions, qui mènent une conversation ouverte autour de ces souvenirs.

Olfa a-t-elle accepté immédiatement ce projet hybride, ou a-t-il fallu la convaincre ?

Cette idée est arrivée à la fin de mes recherches et nous étions devenues très proches Olfa et ses filles étaient désormais mes collaboratrices, mes partenaires. C’était leur histoire, j’étais là pour la mettre en forme. Je partageais avec elles tous mes doutes. C’est d’ailleurs Olfa qui m’a un peu suggérée cette idée d’actrice, entre deux conversations. Lorsque je l’ai contactée en 2016, il y avait un film à l’affiche dans les salles tunisiennes, sur une mère, jouée par Hend Sabri, qui cherchait son fils en Syrie. Quand je lui ai dit que je ferai un film et pas un reportage, elle m’a répondu « Il faudra faire mieux que le film avec Hend Sabri ». J’ai gardé cette phrase en tête, et quand j’ai pensé à une comédienne pour incarner son double, son nom m’est tout de suite revenu. C’est une star dans la région, notamment dans le cinéma égyptien. Olfa est une fan, elle était ravie qu’elle joue son rôle, et surtout de pouvoir la diriger. Elle m’a dit que lorsqu’elle passait à la télé et qu’elle pleurait, les commentaires sur les réseaux sociaux mettaient en doute sa sincérité, l’accusaient de surjouer pour qu’on ait pitié d’elle. Olfa m’a affirmé que si Hend Sabri jouait son rôle, tout le monde la croirait enfin. Je lui ai répondu « mais Hend Sabri joue. Comment veux-tu que les gens la croient ? » – « Moi je ne suis pas connue, donc les gens ne me croient pas. Elle, elle est connue, donc les gens vont la croire ». C’est une phrase qui m’a beaucoup fait réfléchir, sur le sens de ce qui est vrai, de ce que l’on croit, et de ce que l’on aimerait croire. Comme si la vérité n’avait pas d’importance et que seul le poids médiatique comptait.

Vous dites que vous vous travaillez sur le souvenir, qui est très différent du réel. Dès le début du film, une des deux filles d’Olfa corrige d’ailleurs sa mère en lui disant que les choses ne se sont pas passées comme elle le dit. Comment se confronte-t-on à cette impossibilité de l’objectivité ?

Je ne crois pas une seconde à l’objectivité dans le documentaire. Je pense que personne n’est objectif. Quand quelqu’un dit « Je suis objectif », je me méfie, ça n’existe pas. Je pense qu’en faisant un film de cinéma, un documentaire, il faut revendiquer la subjectivité : c’est mon point de vue sur cette histoire. D’ailleurs, la réalité que je filme n’existe pas en dehors de ce film. Dès le début, je propose une réalité alternative, construite à l’aide de la mise en scène, des acteurs, du décor pour essayer de raconter une histoire qui a eu lieu, celle d’Olfa et de ses filles.

Votre film s’inscrit dans la tradition des meilleurs documentaires qui abordent la question de la mémoire et de l’absence, qui rendent sensible ce qu’on ne voit pas, comme les films de Patricio Guzman, de Rithy Panh… Vous parvenez à rendre palpable la personnalité des absentes.

On l’a un peu oublié parce qu’on vit dans une marée d’images, mais le cinéma a quelque chose de chamanique, de l’ordre de la convocation des fantômes. Cela m’a frappée lors de la scène où les deux actrices qui vont jouer les sœurs apparaissent. Lorsqu’Olfa et ses filles les voient elles sont immédiatement bouleversées. Comme si l’invisible devenait visible.

La majorité de vos films, de fiction ou documentaires, partent de faits divers. Pourquoi cet intérêt pour ce que l’on pourrait qualifier de matériau brut ?

Pour moi, le réel est toujours un mystère. Je suis toujours surprise de voir les gens exposer des a priori, des convictions et des certitudes sur les événements d’actualité. Le réel est tellement chaotique, il y a tellement de facteurs qui entrent en compte. Quand je décide de faire un film, une fiction ou un documentaire, c’est vraiment pour creuser, comprendre, et, in fine, donner du sens à ce réel. C’est pourquoi je m’intéresse à des faits divers qui m’ont bouleversée. Je ne sais pas si c’est un hasard, mais je suis entrée dans la fiction via le documentaire : j’ai commencé à faire des documentaires et j’ai ensuite pris mon courage à deux mains pour passer à la fiction.

Dans Les Filles d’Olfa, la fiction ne se ressent pas seulement dans le choix de faire interpréter les personnages par des acteurs, mais aussi dans le travail de votre chef opérateur, ainsi que de votre décorateur. Le décor du film est-il réel ou est-ce, là aussi, une reconstruction ?

Non, c’est un hôtel, qui s’appelle L’Hôtel de la Tour Eiffel, qui s’est construit à Tunis en même temps que la Tour Eiffel à Paris. C’est donc un vieux bâtiment, qui a subi beaucoup de changements, qui était au début un établissement de luxe, puis une maison close, et qui est redevenu un hôtel, mais très bas de gamme. Je ne voulais pas subir les lourdeurs de la machinerie de tournage, avec des déplacements, des camions… Je voulais un décor avec un cachet esthétique réel, qui traverse le film. On a trouvé ce lieu dont on a investi les nombreuses pièces, la réception, le toit… C’était un décor symbolique surtout, car c’est un film introspectif. Le travail avec le décorateur a notamment consisté à ajouter quelques éléments épars. Par exemple, mettre un grillage pour évoquer une cellule de prison. Tout est factice, mais on s’en fiche, puisque le film convoque des moments du passé, ce sont juste des indications. Il s’agissait plus d’un décor de suggestion que d’authenticité.

Vous avez expliqué être devenue très proche d’Olfa durant toutes ces années. Une fois captée filmée par votre caméra, n’y a-t-il pas eu le risque d’un conflit de loyauté de la montrer sous un jour si dur ? Comment avez-vous fait pour la montrer telle qu’en elle-même, avec toute sa dureté, et comment a-t-elle réagi en se voyant ainsi à l’écran ?

Olfa est à la fois victime et bourreau, une mère aimante et en même temps hyper violente. Il y avait un spectre de contradictions et de complexité que je trouvais fascinant. C’est presque un personnage dostoïevskien ! Elle a une présence, une personnalité très forte, au point que j’avais peur qu’elle phagocyte le film. J’avais besoin qu’elle me laisse de la place pour filmer ses deux filles, sans lesquelles je n’aurais jamais fait le film, tant elles apportent une lumière, un espoir à cette histoire tragique. Je me suis donc posée beaucoup de questions, au moment de l’écriture. Que les deux absentes soient incarnées par des actrices, c’est compréhensible. Mais Olfa n’est pas absente, donc pourquoi la faire jouer par une autre ? En fait, c’était pour répondre à la force de sa personnalité. Je sais, par exemple, que, lorsque j’écris une fiction, où les personnages sont totalement fictifs, si un personnage commence à prendre beaucoup de place, à devenir très contradictoire, je le divise, j’en fais deux personnages. Comme cela, j’ai un conflit. Donc je me suis dit pourquoi ne pas utiliser cette technique fictionnelle dans le documentaire ? Cela va me permettre d’avoir un regard intermédiaire sur Olfa, en la personne de l’actrice, qui va lui poser des questions, et qui va rendre cette complexité.

Six mois après Cannes, qu’est que l’incroyable succès des Filles d’Olfa a changé pour la carrière du film mais aussi pour la vôtre ? Comment vit-on une telle reconnaissance après vingt ans de carrière ?

La sélection à Cannes a été une très belle surprise, d’autant que le Festival a pris très peu de documentaire au cours de son histoire. La carrière du film a commencé dans cette très belle vitrine de la Compétition Officielle, puis avec le prix de L’Oeil d’Or, qui est une magnifique initiative de la Scam qui prend de plus en plus d’importance. Après sa sortie en salles en France, le film a été choisi par la Tunisie pour la représenter dans la course aux Oscar, où il a été choisi à la fois dans la section « Documentaire » et « Meilleur film étranger ». C’est une très belle aventure.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.