À quelques jours de la projection, en avant-première de La Mère de tous les mensonges au festival Vrai de Vraila lauréate de L’Œil d’or 2023 – Le Prix du documentaire à Cannes partage avec Emmanuel Raspiengeas, la genèse de son film.

Nous avons besoin de confronter cette relation mère-fille car c’est ce qui fait de nous des femmes de l’avenir.

Asmae El Moudir

Quel a été le parcours qui vous a mené à la réalisation, et plus particulièrement à ce film, La Mère de tous les mensonges, qui vous a pris plus de dix ans à réaliser ?

Asmae El Moudir Je crois que j’ai choisi ce métier pour pouvoir réaliser La Mère de tous les mensonges. J’ai grandi avec ce film, qui est mon premier vrai long métrage, que j’ai commencé à écrire en 2013. Peut-être que tout ce que j’ai fait avant n’était qu’une façon de travailler mes automatismes pour pouvoir le réaliser. J’ai commencé mes études en 2007, à Rabat, dans la première école de cinéma marocaine. Puis, en 2012, je suis partie à la Fémis, où j’ai eu la révélation du documentaire, jusqu’à suivre un master spécialisé dans ce domaine.

Comment vous êtes-vous décidé sur cette forme hybride, pour le moins inhabituelle, entre images réelles et utilisation de figurines ?

Le dispositif était là pour résoudre beaucoup de problèmes techniques et artistiques. Par exemple, quand je n’ai pas pu filmer dans le cimetière, notamment en raison de l’âge de mes personnages, qui ne pouvaient pas marcher des heures dans Casablanca, il fallait créer quelque chose pour ramener le décor directement chez mes proches. Ma grand-mère de quatre-vingt-cinq ans avait à peine accepté de jouer dans mon film après que je l’ai menacé de la faire jouer par une actrice, je ne pouvais pas en plus la fatiguer. Les figurines étaient aussi pour moi une manière de rappeler que personne n’était indispensable dans ce projet, qui est l’œuvre de ma vie. Même si quelqu’un disparaissait, ou refusait de continuer le tournage, sa figurine serait restée, et nous aurions expliqué les raisons de son départ.

C’est aussi mon père qui a proposé ce dispositif. Pendant mon enfance, il créait des petits décors dans lesquels je pouvais jouer sans avoir besoin d’aller dehors avec mes frères et sœurs, car il fait trop chaud au Maroc. Je n’ai donc pas eu l’impression de faire quelque chose de nouveau, j’ai juste filmé ce que j’ai toujours eu l’habitude de faire. C’est dans le regard des autres que j’ai senti que mon père et moi avions créé quelque chose d’original. C’était autant un personnage de mon film qu’un élément complice, avec qui je travaillais tous les jours.

L’intégrer de la sorte à votre film, était-ce une façon de le remercier ?

C’était une façon de lui rendre hommage et de pouvoir le voir danser sur le tapis rouge de Cannes ! Voir mon père traité comme une star dès mon premier film, recevoir des prix avec moi, ce n’est pas donné à tout le monde ! Mon père n’a jamais été reconnu, il a laissé tomber sa carrière, son art, pour nous faire vivre. Les gens le voient comme un maçon, mais mon père n’est pas un maçon, c’est un artiste. Et je n’ai rien contre les maçons ! Ce n’est pas un simple constructeur de murs, c’est un créateur. C’est un homme passionné, qui n’est jamais allé à l’école, mais qui a toujours fait des choses de ses mains.

Il s’agit de votre premier film, et vous remportez d’emblée deux prix majeurs dans le plus grand festival du monde. Qu’est-ce que cela change dans la vie du film, et dans votre carrière ?

Être à Cannes, et en revenir avec deux prix, c’est vraiment magnifique. Tout le monde rêve de Cannes ! Quand j’ai été sélectionné à Un Certain Regard, c’était déjà un prix en soi ! Et y gagner spécifiquement le Prix de la Mise en scène, tout le monde en rêve ! C’est mon vrai début de carrière : il n’y avait rien avant Cannes, et depuis, toutes les portes s’ouvrent à moi. Je reviens de Sydney, de Karlo Vivary… Ce n’est pas un film qui génère beaucoup d’argent, mais je m’en fiche, parce que j’en suis la productrice et je suis très contente de son parcours artistique. Je ne souhaitais pas gagner de l’argent avec un film où je mets en scène ma famille et le drame qu’ils ont vécu. Je suis ma propre productrice, parce qu’aucun producteur ne peut attendre dix ans que tu finisses ton film à ton rythme. J’ai toujours essayé de trouver des fonds qui permettent de donner argent et liberté. Je n’accepte jamais de fonds qui exigent de livrer un film au bout de 6 mois. C’est pour ça que j’ai refusé des aides d’ARTE ou de ZDF. Mais j’ai eu beaucoup d’aides de la Scam, c’est pourquoi j’ai été très heureuse de recevoir  L’Oeil d’or – le prix du documentaire de la Scam à Cannes.

Votre film est titré, en français, La Mère de tous les mensonges, un beau titre, ample, romanesque, mais son titre original est pourtant beaucoup plus concis et mystérieux : « Mensonge blanc ». Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Ça veut dire « Mensonge léger ». « La mère de tous les mensonges » annonce un crescendo dans le mensonge, qui aboutit à des révélations bien plus grandes. Pour moi, c’était important de trouver l’expression qui allait le mieux avec le monde arabe. C’est toujours comme ça, même dans l’un de mes court-métrages, que j’ai réalisé en 2014 à La Fémis avec des figurines. J’y parlais aussi de ma famille, et de mon oncle en particulier, stalinien convaincu, qui a fui Casablanca. Je racontais ça à l’aide de poupées russes avec des têtes de Staline que j’avais acheté au Trocadéro. Le titre en arabe, était une expression qu’on utilise chaque vendredi islamique quand on rencontre quelqu’un après la prière, l’équivalent de « Dieu merci, c’est vendredi ». Mais en français, c’est devenu Mémoires anachroniques ou le couscous du vendredi midi ! Il y a donc toujours un décalage en fonction de l’endroit où sera montré le film. Le titre, selon moi, ne doit pas être une traduction directe. Si un film s’appelle Vache, on ne peut pas l’appeler autrement que Cow. Mais pour des titres sous forme d’expressions, qui peuvent générer d’autres interprétations, on doit adapter. Si je traduis littéralement en arabe « La Mère de tous les mensonges », ça ne dira rien aux gens de ma région.

Comment aborde-t-on une personnalité aussi intense que celle de votre grand-mère, que vous n’épargnez pas dans le film, même si l’on sent tout l’amour que vous lui portez ?

Ça n’était pas facile. Je ne voulais pas que l’on sorte du film en pensant que j’avais été trop dure avec elle. Je l’aime dans la réalité. J’ai découvert qu’elle avait été victime de beaucoup de choses. C’est pourquoi elle a été si dure dans sa vie. J’ai donné à voir ma relation réelle avec elle, et j’ai parfois eu peur de sa réaction, qu’elle ne veuille pas finir le film. J’ai toujours gardé en tête qu’après le tournage, et plus tard, après Cannes, il y avait une famille. Je n’étais pas en train de raconter une histoire jouée par Monica Bellucci ! C’est ma grand-mère, posée dans sa cuisine, donc il fallait que je fasse attention de ne rien briser. Elle aurait pu couper les liens pendant des années, et je ne pouvais pas me le permettre ! Nous n’avons jamais eu de problème elle et moi, quelques confrontations à peine. Je l’ai parfois provoquée, mais je ne voulais pas être jusqu’au-boutiste. C’était très important pour moi de voir des gens sortir de mon film en me disant qu’ils aimaient ma grand-mère ! Elle est la star du film ! Il fallait quelqu’un contre tout et tout le monde. Quand j’écris un film, fiction ou documentaire, je raconte avant tout une histoire. Donc même en documentaire, j’utilise les ingrédients de la fiction, avec des adjuvants, des opposants, des péripéties, des charnières majeures et mineures… C’est ma grand-mère qui a mis en place cette confrontation, ce qui m’a ouvert le terrain pour pousser les émotions au maximum, les bonnes et les mauvaises. S’il n’y a pas d’émotions, il n’y a pas de cinéma.

Les deux documentaires qui ont été récompensés par L’Oeil d’Or sont deux films réalisés par des femmes, qui parlent chacun des rapports complexes qui unissent mères et filles, ou grands-mères et petites filles, plutôt que du rapport de femmes maghrébines au patriarcat et au monde masculin. Vous explorez Kaouther Ben Hania et vous le monde féminin que l’on connaît moins. Est-ce seulement un hasard, ou est-ce que cela exprime un mouvement de fond dans cette région ?

C’est vrai que nous avons ce besoin depuis des décennies. Surtout ma génération, qui n’est pas celle de Kaouther Ben Hania, qui a fait bien plus de films que moi et dont j’admire le travail. Je suis très contente de voir que nous suivons la même voie, celle de confronter nos mères. Tout ce qui nous arrive vient de nos relations avec elles. Quand on voit comment Olfa s’est comportée avec ses filles et ce qu’elles ont fait de ce comportement, on est choqué, mais la mère arabe est comme ça : elle devient dure quand ses filles arrivent à l’adolescence tellement elle a peur pour elles, et finalement elle leur fait mal. Personnellement, je n’ai jamais eu de mauvaise relation avec ma mère, mais ma grand-mère a incarné une autre forme d’autorité. C’est un hasard si nos films abordent les mêmes thèmes. Je n’avais jamais parlé à Kaouther avant Cannes, même si j’avais vu tous ses films. J’espère que cela créera un mouvement, nous avons besoin de confronter cette relation mère-fille car c’est ce qui fait de nous des femmes de l’avenir.

La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir, L’Œil d’or – Le Prix du documentaire à Cannes 2023
Maroc, Qatar, Arabie Saoudite, Égypte – 1h36’

Projection au Festival Vrai de Vrai
Dimanche 3 décembre à 19h30 au mk2 Bibliothèque (Salle A).

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.