A Visa pour l »image 2016, un an après la publication de l’étude de la Scam « Photojournaliste : une profession sacrifiée », force est de constater qu’aucun des dossiers en souffrance n’a été traité. La Scam, la SAIF, le SNJ, le SNJ-CGT, la CFDT-journalistes et l »UPP lancent donc un manifeste.



La crise du photojournalisme remonte aux années 80, une époque où on ne parlait pas encore des technologies numériques. Les grands patrons de presse qui avaient majoritairement une vision patrimoniale de l’entreprise ont été remplacés par des financiers et des industriels. Ainsi, les groupes de presse et les agences ont été rachetés les uns après les autres par des groupes souvent étrangers qui ont imposé une gestion à court terme avec des taux de rentabilité importants pour rémunérer les actionnaires, comme le ROE (return on equity) qui fixe cette norme à 15 %. C’était les prémices de la financiarisation et de la dérégulation de l’économie.

Dans ce système financiarisé, la recherche et le traitement de l’information, d’une part, et le coût du travail, d’autre part, sont considérés comme trop onéreux. La tendance dans toutes les industries culturelles est donc à la précarisation des salariés : ceux-ci ne sont rémunérés que quand ils travaillent et tout le temps de création (pour nous de recherche de l’information) doit échapper au salariat. Ce constat a été inauguré dans le monde de l’audiovisuel, puis a gagné la photographie (et atteint désormais les pigistes textes). Les éditeurs ont alors naturellement commencé à diminuer et à externaliser les coûts et ont en conséquence réduit les services photographiques (reporters et iconographes) et imposé des tarifs de plus en plus bas aux agences. Ces agences, souvent créées par des photographes, certes pas toujours bien gérées, ont accumulé les difficultés et ont été vendues à des prédateurs qui voyaient une opportunité de monnayer les fonds éditoriaux.

L’émergence du numérique a amplifié la crise (les micro-stocks sont d’apparition récente) et a servi de prétexte aux éditeurs pour réduire drastiquement les budgets photos. Les journalistes de presse écrite ont été mis à contribution soit pour faire les photos eux-mêmes, soit pour en obtenir gratuitement auprès des services de presse.

Depuis une vingtaine d’années, les photographes professionnels font face à des bouleversements induits par le développement des nouvelles technologies numériques et à la diffusion massive des contenus favorisée par l’Internet, qui ont redéfini les pratiques de toute une profession et ont entraîné une très grande diversité de situations d’exercice du métier.

La mutation numérique s’est accompagnée d’une dérégulation du marché conduisant à la baisse générale des tarifs photographiques due à l’effet pervers de la diffusion numérique ouvrant le marché à la concurrence d’offres de photographies « low cost » ou gratuites proposées par des entreprises étrangères, microstocks (base de données réunissant des photographies d’amateurs et de professionnels : Fotolia par exemple, ou hébergeurs : Flick’r par exemple).

Les agences photographiques françaises disparaissent ou licencient en tentant de survivre sur la gestion de leurs stocks, sans productions nouvelles.
La mutation des conditions de création, de production et de diffusion de la photographie se traduit par une fragilisation du cadre juridique de protection des droits des auteurs qui garantissait auparavant les revenus des photographes. Les éditeurs de presse choisissent de ne plus embaucher de photographes professionnels dont l’effectif a baissé de 40 % depuis 2007, et prennent le parti de les maintenir dans la précarité en leur imposant des statuts non salariés, ou des rémunérations à la pige au rabais et sans moyens ni garanties, sans prendre en compte le travail de pré et post-production…
Alors que les pouvoirs publics tentaient avec les acteurs des industries cinématographiques et musicales, structurées d’organismes puissants, d’appréhender cette révolution numérique en trouvant des solutions globales pour parvenir au maintien des chaînes de valeur existantes en se dotant d’une législation qui devait permettre une régulation du marché avec l’établissement de quotas, le secteur de la photographie a été exclu des débats. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir tiré le signal d’alarme avant même ce quinquennat. En effet, dès 2009, le manifeste « Sauvons la photographie » avait été adressé à la ministre de la Culture, Christine Albanel.

L’année suivante, le rapport de l’Igac (Inspection générale des affaires culturelles) dit « Bertin-Balluteau » (appuyé du rapport Ithaque: « Photojournalistes : constat et propositions ») proposait la création d’un Observatoire du photojournalisme afin de « disposer d’un lieu d’échanges, de discussions entre professionnels concernés ; de procéder à un état des lieux des données économiques et sociales disponibles et constituer un lieu de pilotage des études et du suivi des indicateurs économiques et sociaux ».


Statu quo sous le mandat de François Hollande, conduisant à une régression des conditions d’exercice des photographes.

• 2013 : Faisant écho au rapport « Bertin-Balluteau », la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, confie à Francis Brun-Buisson une mission de médiation entre les photographes, les agences de presse et les éditeurs de presse visant à élaborer d’ici le 31 décembre, des « codes de bonnes pratiques entre ces parties, fondés sur l’objectif nécessairement partagé d’exploiter des photographies de qualité ». Il est rappelé que « la photographie de presse est un élément majeur de l’information qui traverse depuis plusieurs années, une crise dont les conséquences pèsent lourdement sur le photojournalisme ». Après avoir mis beaucoup d’espoir dans cette mission qui devait conduire à l’élaboration d’« un code des bonnes pratiques » et après avoir activement participé à maintes réunions, les reporters-photographes, leurs organisations professionnelles et leurs syndicats ont été déçus devant l’absence d’engagement réel des représentants des éditeurs, surtout, et des agences.À l’inverse de leur attente, ils se sont heurtés aux résultats fort décevants d’un « code de bonnes pratiques » qui, au final, ne fait que redire la loi sans être assorti d’aucune mesure coercitive, qu’ils n’ont pu cautionner par leur signature (une seule signature du côté des représentants des reporters-photographes, celle de PAJ, une association loin d’être représentative).

• 2015 : Fleur Pellerin annonçait aux Rencontres d’Arles la création en 2016, d’un Conseil national de la photographie à l’instar de celui existant pour les professions du spectacle (le CNPS). Véritable « parlement de la photographie », cette nouvelle structure serait un « espace de dialogue entre les pouvoirs publics, les professionnels et les organismes qui œuvrent dans le domaine de la photographie » pour « accompagner les évolutions du secteur », notamment économiques et juridiques. Alors que ses travaux devaient débuter « début 2016 », le rapport de Monique Barbaroux n’a toujours pas été rendu public et le conseil n’a toujours pas vu le jour.

• 2016 : À l’occasion des Rencontres d’Arles, Audrey Azoulay, troisième ministre de la Culture de François Hollande, reprend à son compte cette annonce d’un « parlement de la photographie » dont les travaux ne commenceront pas avant la rentrée de septembre, soit moins de dix mois avant les élections présidentielles…Ces dernières déclarations de la ministre arrivent bien tard pour renverser la tendance.


Pourtant, la situation des reporters-photographes demeure dramatique. Le nombre de ceux qui peuvent prétendre conserver leur carte d’identité de journaliste professionnel ne cesse de diminuer.

Pour survivre, ils se voient contraints de combiner plusieurs statuts (salariat, indépendance). Une précarité préoccupante dont témoignent deux indicateurs relevés dans l’étude de 2015 sur « Le métier de photographe » (DEPS ministère de la Culture et de la Communication) : près de 90 % des photographes sont aujourd’hui des photographes-auteurs, alors qu’au début des années 1990 l’exercice de la profession s’effectuait sensiblement à parts égales entre salariat et non salariat.
De plus, nombre d’entre eux a recours à la multi-activité, leurs revenus connaissant une baisse régulière.

C’est ainsi que, d’espoirs déçus en espoirs déçus, constatant que l’état ne légifère pas en dépit de nombreux rapports et études, les reporters-photographes et leurs organisations professionnelles souhaitent alerter le prochain gouvernement, les parlementaires, l’ensemble des acteurs du secteur de la presse, et plus largement l’opinion publique, sur l’urgence de :

• Mettre en place un barème minimum de piges pour les reporters photographes non permanents : Un courrier concernant la nouvelle version du décret fixant « les conditions de détermination du salaire minimum » a été adressé au ministère le 1er septembre 2015 par les organisations syndicales. Depuis, la parution de ce décret est repoussée à une date indéterminée malgré les demandes répétées des représentants des photographes journalistes. Selon la loi Hadopi de 2009, ce barème aurait dû être mis en place au plus tard fin 2011.

• Remettre à plat le « code de bonnes pratiques » dit « code Brun-Buisson ».

• Encadrer l’usage des « DR » (droits réservés) : l’utilisation abusive et très largement répandue en pratique de la mention DR (ou « libre de droits ») vise généralement à « camoufler » le recours aux photographies gratuites ; les journalistes étant de plus en plus souvent invités à se procurer auprès de leurs interlocuteurs des photos institutionnelles dont les droits ont été achetés à prix cassés par les services de communication à des prestataires non reconnus professionnellement.

• Rééquilibrer les pratiques contractuelles : Stabiliser les relations commerciales entre éditeurs et agences de presse d’une part, et stabiliser les relations de travail des éditeurs et des agences de presse avec les photographes d’autre part, particulièrement sur les commandes et délais de paiement avec la restauration de la pratique du « bon de commande », le pivot garant de la protection du statut des journalistes.
À cet égard, l’étude de 2015 précitée sur « Le métier de photographe » révèle que les trois quarts des photographes travaillent principalement à la commande.

• Réfléchir aux mesures techniques envisageables pour éviter la réutilisation sans autorisation ni limite des photographies achetées par les éditeurs.

• Repenser les conditions d’attribution des aides à la presse : un pourcentage de ces aides ne devrait-il pas être fixé et dédié par les éditeurs de presse à des commandes photographiques ?

• Modifier les critères d’attribution par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPAPP) du numéro d’inscription. Ce numéro qui permet aux éditeurs de presse, aux services en ligne ou aux agences de presse de bénéficier de tarifs postaux et d’avantages fiscaux, ne devrait être attribué qu’aux entreprises dont les contenus éditoriaux sont majoritairement produits et validés par des journalistes.

Les attentes de la profession à l’égard de l’État comme garant du droit, sont d’autant plus vives dans un environnement où la question de l’équilibre économique de l’activité reste encore et toujours un point d’achoppement. Si le sentiment de crise domine, la profession, qui s’est déjà fortement adaptée au changement, ne baisse pas les bras et souhaite continuer à le faire dans les années qui viennent.

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