Comme d’autres avant elles, Justine Reix a délaissé l’audiovisuel classique pour le YouTube game. Un pari audacieux, encouragé en juillet dernier par la bourse Albert Londres web vidéo, remise à LaScam.
Un portrait signé Marianne Rigaux pour notre lettre Astérisque.

Quand j’ai tapé “Justine Reix” dans Google, le moteur de recherche m’a suggéré plusieurs questions pour préciser ma requête. La première n’était pas triviale : “Justine Reix est-elle journaliste ?”. Si l’on se fie à son parcours, la réponse ne fait pas de doute. Elle a étudié de 2016 à 2018 à l’Institut français de presse (IFP), une école reconnue par la profession. Puis elle a sillonné pendant quatre ans les écrans de télé, passant de BFM à Arte, des reportages France 3 en région au JT de France 2. Peut-être l’avez-vous vue en plateau, avec sa longue chevelure noire, pendant les “Gilets jaunes” où elle allait de rond point en rond point tous les samedis pendant plus de six mois. Elle a aussi publié en 2022 La poudre aux yeux : Enquête sur le ministère de l’écologie (JC Lattès), fruit de deux années d’investigation sur le fonctionnement du ministère en charge de l’urgence écologique. Et puis sa vocation date :  ado, elle passait des heures à éplucher des magazines dans le kiosque à journaux que tenait son père.

Oui, mais voilà, aujourd’hui, Justine Reix officie sur sa propre chaîne YouTube, loin de la télé traditionnelle. Elle a aussi collaboré avec plusieurs gros créateurs de contenus. Alors la question se pose, et elle semble peu surprise quand je démarre notre entretien là-dessus. « Je me sens pleinement journaliste dans ma manière de travailler et dans les sujets que je choisis. Mais je comprends que des gens pensent que je m’éloigne. Et moi-même, je me pose plein de questions. Ça m’embêterait de me dire que je ne suis plus journaliste ».

A 31 ans, Justine Reix peut se targuer d’avoir travaillé avec les poids lourds du YouTube game : Simon Puech, Squeezie, HugoDécrypte, Charles Villa. Des noms qui laissaient ses camarades de promo sceptiques du temps de ses études. « A l’IFP, on nous apprenait à être des journalistes qui rentrent dans les cases et obtiennent un travail à la sortie de l’école. A l’époque, on parlait pas mal de HugoDecrypte, qui était tout jeune et énormément critiqué : on lui reprochait d’avoir le cul entre deux chaises et de ne rien apporter par rapport à ce que les médias faisaient déjà ». Justine se souvient bien du premier reportage qu’elle a vu sur la chaîne YouTube HugoDecrypte. « Il suivait des gens qui avaient gagné au loto : j’avais trouvé ça assez malin, je m’étais laissée happer ». En bon petit soldat, elle commence sa carrière dans les chaînes d’information continue, enchaîne les stages, remplacements, CDD, shifts de planning, déplacements… « J’avais une vie pas possible en termes d’horaires, je vivais dans des hôtels et j’avais peur du lendemain financièrement… J’avais l’impression de faire des sujets superficiels, des duplex où on me faisait plus de commentaires sur mon physique que sur le fond… C’était une période compliquée côté santé mentale », conclue-t-elle sobrement.

Je me sens pleinement journaliste dans ma manière de travailler et dans les sujets que je choisis.

Justine Reix

Une journaliste de l’ombre pour les créateurs des contenus

Après quatre années éreintantes, lassée de la télé, elle rejoint une rédaction nettement plus épanouissante : Vice. Déclinaison française d’un magazine canadien, ce pure player s’adresse aux jeunes, avec des articles au ton libre, parfois irrévérencieux, et des reportages vidéo incarnés. Est-ce que la bascule vers la création de contenus se joue là ? Peut-être. Toujours est-il qu’elle s’éclate à la tête de la rubrique société, rédige des papiers sur la scientologie ou les armes sonores, publie des stories sur Instagram et lance la chaîne TikTok du média. « Meilleur boulot du monde en rédac », résume Justine. Mais en 2023, Vice France ferme brutalement. Elle rebondit au service vidéo de Slate et s’aventure en parallèle dans un travail de l’ombre : journaliste pour des créateurs de contenus qui ne sont pas eux-mêmes journalistes. Il y a d’abord Simon Puech, jeune vidéaste dont les vidéos de vulgarisation font des millions de vues. Elle lui apporte sa rigueur journalistique et ses qualités d’enquêtrice pour muscler ses sujets sur les chirurgiens meurtriers ou encore l’expérience de mort imminente.

Cette première collaboration lui ouvre les portes de YouTube. Elle travaille ensuite pour Hugo Travers avec qui elle réalise deux documentaires en Corée du Sud, diffusés sur la chaîne HugoDécrypte. En parallèle, elle met sa casquette de journaliste au service de Squeezie, qui fut longtemps le youtubeur francophone le plus suivi, avant d’être détrôné pour Tibo InShape. Pendant un an, elle oeuvre pour chercher des sujets, rédiger des scripts et vérifier les informations. Fin 2024, elle bazarde carrément son CDI chez Slate pour rejoindre l’équipe de Charles Villa, réalisateur et grand reporter pour sa chaîne YouTube, après l’avoir été pour le média en ligne Brut. « C’est moi qui ai vu l’offre dans une story de Charles », se souvient David*, le compagnon de Justine. Il lui envoie, elle candidate et décroche une collaboration ponctuelle, qui se transforme en CDD d’un an à temps plein. CDD qui l’emmène notamment à Doha, pour raconter comment des enfants s’entassent dans des bâtiments construits pour la Coupe du monde.

En février 2025, ce qui devait arriver arrive : Justine Reix saute le pas et sort de l’ombre en ouvrant sa propre chaîne YouTube. « Par lassitude des médias traditionnels, par envie de gagner en liberté, parce que le public est là et que YouTube doit maintenant être investi par les journalistes » écrit-elle sur LinkedIn pour annoncer son lancement. Elle conquiert très vite ses 10 000 premiers abonnés, notamment grâce à Charles Villa qui encourage ses abonnés à la suivre. Depuis, elle a sorti quatre vidéos incarnées. La première – une enquête sur le trafic de viande de singe en France – affiche un peu plus de 100 000 vues. Dans la dernière, elle a tourné au Japon, où une cabine téléphonique, restée debout malgré le tsunami de 2011, permet aux gens de communiquer avec leurs morts. Un reportage émouvant et éprouvant, qui lui a coûté 3000 euros de sa poche, financés en partie grâce à un partenariat.

En février 2025, ce qui devait arriver arrive : Justine Reix saute le pas et sort de l’ombre en ouvrant sa propre chaîne YouTube. « Par lassitude des médias traditionnels, par envie de gagner en liberté, parce que le public est là et que YouTube doit maintenant être investi par les journalistes »

Une nouvelle façon d’informer

Comme toutes celles et ceux qui tentent de vivre de YouTube, elle garde un oeil sur ses statistiques… tout en essayant de ne pas y accorder trop d’importance « Je suis encore trop journaliste pour bien penser le marketing de ma chaîne. Mais j’ai quand même l’impression de jouer ma vie à chaque vidéo ! Contrairement à quand j’étais pigiste, je suis mon média à moi toute seule et je dois gérer plein de choses en même temps, c’est chronophage et stressant ». Elle se donne un an pour développer sa chaîne au maximum, entourée d’une petite bande de créateurs et créatrices de contenus avec qui elle prendra bientôt des bureaux à Montreuil (Seine-Saint-Denis), pour mettre en commun leurs idées et leurs moyens. On y croise évidemment Charles Villa, mais aussi Benoit Le Corre, « un journaliste excellent qui a une manière de penser ses sujets très intelligente et créative » et Camille Courcy, « avec qui je partage des valeurs humanistes ». Autant de journalistes qui, comme Justine, incarnent une nouvelle façon d’informer sur les plateformes de vidéo sociale.

« J’adore ses sujets », confie Camille Courcy. « Elle est à l’aise, ça fait du bien de voir des femmes comme ça sur YouTube où l’on est si peu nombreuses ». Sa première fan reste néanmoins sa maman, Sonia, qui partage toutes les vidéos de sa fille et lit tous les commentaires, même les plus rudes. « C’est dur pour une femme de faire sa place, que ce soit à la télévision ou sur Youtube. Justine a travaillé comme une malade depuis l’école, elle a toujours rebondi. Je ne me suis jamais inquiétée pour la suite. Je lui suggère juste de se poser un peu de temps en temps, pour qu’elle ne s’épuise pas. Mais c’est dans son tempérament : toute petite, elle ne tenait déjà pas en place », raconte Sonia au téléphone.

Son compagnon confirme : « Justine, c’est une passionnée, une folle de travail. Le journalisme lui colle à la peau, jusqu’à en oublier qu’on est en week-end ou qu’il y a une vie en dehors ». Quand elle ne travaille pas, elle dévore des livres – romans graphiques, essais, mangas – à en faire exploser la bibliothèque de son bureau. Elle en écrit aussi : son troisième livre sortira bientôt. Ces prochains mois, elle va plancher sur le projet pour lequel elle a reçu la bourse Albert Londres web vidéo : une enquête sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme via TikTok. Elle avancera en parallèle un projet de documentaire sur celles et ceux qui ont fait le choix de rester habiter en banlieue, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), sa ville d’origine. Un format incarné, à mi-chemin entre enquête personnelle et récit social, pour lequel elle a reçu le prix Elles font YouTube. De son enfance à Aulnay-sous-Bois, elle a gardé ce sentiment qu’il lui faut travailler davantage que les autres. « En venant de banlieue, on m’avait toujours dit que je n’arriverai jamais à être journaliste. J’ai bataillé pour multiplier les stages dans des rédactions et combler le bagage culturel que je n’avais pas avec des expériences ». Une pugnacité qui a fait d’elle la journaliste qu’elle est aujourd’hui.

* Le prénom a été modifié

LaScam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.