Par la journaliste Anne Chaon pour la lettre Astérisque n°55.

Très tôt, Pierre Wiehn a voulu parler aux femmes. Femmes du matin ou de l’après-midi, elles méritaient une égale attention, mais pas la même. Bien avant le concept de la « ménagère de moins de 50 ans », cible des grilles taillées sur-mesure pour vendre du bouillon-cube et du chocolat, il voulait faire entrer le vaste monde dans leur salon. Des mondes de France Inter aux écrans d’Antenne 2 et de TF1, il a fait entendre des voix nouvelles, frondeuses, intimes, confidentes. Et donné à « écouter la différence ».

« L’avantage de la radio, c’est que personne ne vous voit ». Goguenard, Pierre Wiehn s’apprête à dérouler une carrière démarrée dans le djebel algérien, quand France 5 s’écrivait à la romaine, avec un V « comme Victoire ». Il est arrivé la rosette au revers de son veston marine, bravant les embarras du parking autour du Parc Monceau. Malgré la quasi-certitude de s’être mal garé, il conserve un large sourire et une parfaite urbanité, une grande élégance et beaucoup de patience. Plonger dans ses souvenirs l’effraie un peu — « j’ai l’impression de visiter un cimetière » confie-t-il plus tard au bas d’une double page manuscrite qui remonte, date par date, le fil du temps et des très nombreuses fonctions auxquelles son talent et un solide réseau — « une bande » préfère-t-il — l’ont appelé.

Sa bande, donc, date d’avant même le service militaire, quand étudiant en droit à Bordeaux il lance un petit journal universitaire et monte à Paris, comme on disait alors pour donner toute la mesure de l’aventure, afin d’y rencontrer de joyeux drilles à l’impertinence singulière en cet après-guerre crispé (on est en 1952). Au 116 avenue des Champs-Élysées, il est accueilli « comme un cousin de province », sans chichis ni façons, par Pierre Desgraupes et Roland Dhordain qui animent le journal parlé de Paris vous Parle, chaîne parisienne qui disparaîtra plus tard avant la création de France Inter. Autour de la table, on lui présente d’autres trentenaires, Michel Péricard, Pierre Dumayet…Séduit par cette façon nouvelle « de parler du temps et des hommes », le futur avocat tourne le dos au barreau et rejoint une école de journalisme. Cette brève rencontre change doublement le cours de sa vie car ces jeunes trentenaires vont prendre en mains l’audiovisuel public dès la fin de la guerre d’Algérie.

Mais pour le moment il faut filer sous les drapeaux. La République, généreuse, vous en donne alors pour trois ans : le lieutenant Wiehn en profite pour se faire les dents, reporter Nagra à l’épaule, puis responsable de la radio-télévision à Tlemcen, Constantine, Alger et Oran. Il voit arriver Daniel Costelle, Philippe Labro… « On ne nous demandait pas si on savait, on nous disait : tu fais ». Des souvenirs qu’il rassemble d’une formule sobre : « Je regrette ce que j’ai vu, mais pas de l’avoir vu ».

À son retour en métropole, il est d’abord appelé par Radio Monte-Carlo pour présenter les journaux, mais très vite, Georges Drouet puis Roland Dhordain, chargés de réformer l’audiovisuel public, lancent France Inter et le font venir aux programmes, comme producteur animateur et chroniqueur. Avec son complice Edmond Charlot, l’éditeur de Camus rencontré en Algérie, ils lancent une émission baptisée comme un numéro de téléphone de l’époque, Archives 14-64 : « On y parlait de tout pendant trois heures le matin, de culture, de la vie des gens des mœurs… » — « Et l’après-midi, on fait quoi ? » lui demande Dhordain. L’après-midi, on va parler aux femmes, restées seules à la maison. Aux ménagères. « Il n’y a pas grande chose pour elles. Or le public de l’après-midi est différent, les gens n’ont pas la même disponibilité d’écoute ». Faisons bon ménage, de 1964 à 1968, va leur parler des choses de la vie. « On ne cherchait pas à éduquer, mais à partager la culture. Essayer de dire simplement ce qu’on essaie de comprendre. Il faut du respect aussi, ce ne sont pas des enfants avec une plume Sergent-Major ».

Cueilli par Mai 68 qu’il n’a pas vu venir, de son propre aveu, trop occupé pense-t-il à profiter d’un monde qui avait changé pendant l’exil algérien, il a quand même le réflexe, avec François-Régis Bastide et Michel Polac, de créer le syndicat des producteurs et animateurs de radio, le SPAR. « On avait le sentiment qu’il fallait s’organiser pour ne pas disparaître ». D’ailleurs d’autres ont eu la même idée dans leur coin, les Pierre, Dumayet et Desgraupes. Histoire de ne pas se faire débarquer par les grands vents du changement ou de la reprise en main. À l’antenne il lance les 400 coups et bientôt le concours de reporter Envoyé Spécial, dont la première édition est remportée par Patrick Poivre d’Arvor. Dans son recueil de souvenirs, PPDA rend hommage à ses « parrains » dans le métier, Roland Dhordain et Pierre Wiehn (Seules les traces font rêver, J’ai lu).

Dhordain, installé désormais (1971) aux manettes de la première chaîne de télévision, fait appel à ses connaissances pour constituer son équipe. Premier transfert vers le petit écran : Desgraupes est à l’info, Pierre Wiehn devient conseiller du président. « On n’était pas si nombreux à savoir faire ce métier alors » justifie-t-il. Le « milieu » de la télévision est encore une cour de récré. La bande se recompose donc avec Étienne Mougeotte, Joseph Pasteur, Philippe Gildas, François Henri de Virieu, Charles Dutoit… Une équipe de francs-tireurs dont le pouvoir, se souvient-il, « se débarrasse assez vite ».

L’année suivante, retour à la radio par la grande porte grâce à Jacqueline Baudrier, première femme à la tête de Radio France : adjoint de Jacques Salbert à la tête des programmes, puis directeur de France Inter jusqu’en 1981, Pierre Wiehn renouvelle les genres et les voix : Ève Ruggieri et Jacques Pradel pour raconter des histoires ; Pierre Miquel, Pierre Salinger et Henri Amouroux pour raconter l’Histoire ; Jean-François Kahn, Gérard Calvi, Jean-Louis Foulquier, Claude Villers et Patrice Blanc-Francard pour parler
musiques, toutes les musiques, en explorant tous les genres selon les heures et, surtout, « sans chasser personne ». C’est encore Bernard Lenoir, Jean-Christophe Averty et Pierre Desproges. Ou Kriss à la voix de sirène et Jean Garetto, pour chuchoter à l’oreille de l’auditeur. Pas de panique !, Feed Back, Marche ou Rêve, Le Tribunal des flagrants Délires, Loup Garou, À Cœur et à Kriss… Ça vous dit quelque chose ? Ô les riches heures : ces émissions mythiques qui chantent encore au cœur des baby-boomers voient
le jour à cette époque. De l’invention et de l’audace.

Il en faut pour aller chercher Françoise Dolto par la manche et la coller derrière un micro. « La psychiatre était absente de France Inter. Ménie Grégoire était déjà sur RTL mais j’avais une autre idée. Or le directeur des programmes m’avait parlé de Dolto avec beaucoup d’admiration ». Il se donne du mal pour la convaincre,
ça ne l’intéressait pas disait-elle. Enfin le concept est arrêté : que du direct, mais pas d’auditeurs à l’antenne, seulement leurs courriers dont la psychanalyste dégagera le thème du jour. « Ce n’était pas un divertissement, elle le faisait avec sérieux, avec ce ton de grand-mère tartine qui permettait d’évoquer des sujets difficiles d’une manière rassurante ». Succès considérable.

En arrivant dans ses fonctions, Pierre Wiehn s’était étonné de l’absence de femmes à l’antenne alors que plus de la moitié de l’audience était féminine. D’Ève Ruggieri le matin à Françoise Dolto l’après-midi, Anne Gaillard et ses coups de gueule pour la défense à coups de serpe du consommateur, Macha Béranger dans la nuit avec sa lampe et son chapeau, bientôt « toutes les tranches ont eu leur repère féminin ». En équilibrant les équipes entre rêveurs et pragmatiques, « les aériens et les terriens » : « Pour moi il n’y a pas d’autres catégories : le mariage divin c’est d’arriver à les faire vivre ensemble ». Comme Ève Ruggieri et Bernard Grand. « C’est très important de trouver la bonne distribution. Tout le monde ne peut pas jouer l’Avare, ou Chimène ».

Pierre Wiehn imagine une radio différente et en fait son slogan : « France Inter, écoutez la différence ». Et ça marche. Car bien sûr il mesure le succès et l’audience : « Quand vous allez au stand de tir, à la fête foraine, vous êtes content de savoir combien vous avez fait de points » relève-t-il. Les auditeurs sont-ils là ? Qui sont-ils ? « Comme au théâtre quand les acteurs écartent le rideau pour épier la salle ». Avec lui, France Inter lance pour la première fois des études d’opinion pour mesurer l’intérêt des auditeurs : ce sont eux qui spontanément, évoquent « la différence ». La diversité de tons est parvenue à toucher des publics très divers qui se retrouvent dans l’âme de la radio.

« Il n’y a pas la radio et la vie ; la radio est un sous-ensemble de la vie et on voit bien comment, tout à coup, la sensibilité évolue : la curiosité, la nostalgie, la nouveauté, tout participe du corpus d’une radio » décrypte-t-il. Quand il rejoint en 1981 son ami Pierre Desgraupes à la tête d’Antenne 2, il continue d’appliquer cette recette qui n’en est pas
une, mais bien plutôt une conviction. Parler à tout le monde sans chasser personne. Pierre Desgraupes, le « grand frère » admiré, la référence de Cinq colonnes à la Une qu’il a déjà côtoyé sur la Une du temps de Roland Dhordain, lui a confié la production et la programmation avec un titre ronflant, Directeur de la création, qui fait rigoler les copains. Installée avenue Montaigne, face au théâtre des Champs-Élysées, la bande se reforme : Robert Chapatte, François Henri de Virieu, Christian Dutoit. L’imagination au pouvoir
: Pierre Wiehn installe la télé du petit-déjeuner avec William Leymergie déjà, la gym du dimanche avec Véronique et Davina, face à la messe, psy-show avec Pascale Breugnot, Yves Montand joue Vive la Crise, Pierre Lescure bichonne Les Enfants du Rock. Sans oublier une émission politique new-look, introduite par un générique des Beatles : L’Heure de Vérité sera la première — « On nous l’a assez reproché ! » — à inviter Jean-Marie Le Pen. « Il avait son électorat, à nous de ne pas lui cirer les pompes » se souvient Pierre Wiehn qui se retourne sur la période avec une immense tendresse. « On a mis en place une grille qui n’était pas si mal que ça ! » glisse-t-il avec un sourire faussement timide.

Sur Antenne 2, il reproduit ce qu’il avait si bien réussi à Inter avec la bénédiction de Desgraupes : le patron a toujours prêché en faveur de « la Mercière de Carpentras
», une auditrice, qui du fond de sa cuisine, au fond de sa région, devait capter l’air du temps et saisir tous les programmes. Pierre Wiehn partageait cette conviction et l’appliquait à la lettre. « Il fallait de l’audace et de l’ambition » souligne-t-il aujourd’hui. Et la mercière de Carpentras ne devait rien en perdre. Là encore la mesure de l’audience est
importante, il faut savoir qui suit les programmes, comment ils sont reçus. « Mais ce n’était pas pour attirer la publicité, sinon vous êtes sûrs de rentrer dans le mur » estime-t-il en considérant avec une certaine pitié les petites-filles de la mercière : comme si la télé ne s’intéressait plus à elles que lors de leurs passages en caisse.

Avec la première cohabitation en 1986, la fine équipe quitte la 2, installée bien en tête de l’audience devant la Une. « Notre présence n’était plus souhaitée ». Avec un ami il monte sa société de conseil, Wiehn & Associés Conseil, WAC – ça sonne bien, dans l’air du temps. Le PAF est en pleine redéfinition, c’est l’explosion des rubriques Médias dans les grands journaux. Quand la famille Bouygues rachète TF1, WAC est appelé à son chevet : « C’était plein de gens que je connaissais, mais d’être extérieur me donnait une certaine souplesse ». Ses CV officiels sont discrets sur cette collaboration, parce que, précise-t-il, il en a « moins de souvenirs et n’en était pas le patron. Seulement le conseiller. Les décisions étaient prises par Mougeotte et Le Lay ».

Conseiller, éminence grise de l’audiovisuel : Pierre Wiehn continue ensuite de surveiller et de gérer le PAF, à Médiamétrie, au CSA… Ces télévisions qui se créent le passionnent. Lui avait planché sur des projets de chaîne d’information en continu – le projet était baptisé LCI, la chaîne info – et de chaîne cryptée, avant la naissance de Canal, refuse de se demander aujourd’hui s’il y a de la place pour toutes. « Est-ce qu’on se demande s’il y a la place de lancer un journal ? » Chacun prend ses risques juge-t-il.