Le prix Christophe de Ponfilly récompense cette année Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos, un couple surnommé les Garriberts. Ils ont fondé Les Jours il y a 9 ans avec une bande d’idéalistes, avec l’inébranlable conviction qu’il faut défendre une information indépendante … Aujourd’hui, ils ont fait des Jours une référence : experts dans la bollorisation des médias et de la démocratie et géniaux inventeurs du concept de la série journalistique avec les Obsessions.

Un portrait signé Nathalie Sapena pour notre lettre Astérisque.

Elle, la chevelure flamboyante et le look d’une chanteuse d’opéra. Lui, la boule à zéro et un petit sourire en coin. Le décor : un appartement transformé en rédaction, où on peut fumer sur le balcon, dans un immeuble bas du 19e arrondissement de Paris… Bienvenue dans l’univers d’Isabelle Roberts et de Raphaël Garrigos, deux journalistes qui portent le fer contre Vincent Bolloré depuis les premiers pas du milliardaire dans le paysage médiatique et qui ont osé fonder les Jours, petit média indépendant peuplé d’irréductibles journalistes résistant sans pub à l’envahissement des légions bollorisées des fakes news et des idéologues d’extrême droite…

Roberts / Raphaël / Isabelle/ Garrigos… Leurs noms se mélangent, se confondent, au point de s’amalgamer en une signature devenue célèbre et facile à retenir :  les Garriberts, une idée d’un chef de service de Libé. « La rubrique du Dr Garriberts n’a pas duré longtemps, mais le nom nous est resté » ( Isabelle)… « Un duo devenu signature, il n’y aucun équivalent dans la presse, c’est une trouvaille inouïe », dit d’eux leur ami et ancien collègue à Libération Gérard Lefort.

Les Garriberts forment un couple dans la vie comme dans la presse. Ils écrivent à quatre mains, signent tous leurs articles à deux… « A deux, c’est plus drôle pour se coltiner des heures d’Hanouna » (Raphaël). Quand ils parlent, c’est d’un même souffle, une phrase commencée par l’un et terminée par l’autre « On est souvent ensemble » ( Isabelle).  Ecrivent-ils comme ils s’expriment ? Personne ne le sait…  « L’entité Garriberts » fascine tous ceux qui s’en approchent : « complètement en symbiose »,  « vraiment intriguant », « un duo baroque », «  je les confonds toujours », « jamais vu s’engueuler »… et surtout « tellement drôles »… « Le Dr Garriberts, c’est le guerrier de Malaisie. Crack de la survie, son panache lui promet un grand parcours : exigeant, charismatique, il est devenu le chef naturel de sa tribu ». Voilà comment ils imaginaient leur présentation par Denis Brongniart, l’animateur de Koh Lanta (les Garriberts adooorent l’émission), eux les aventuriers du « Koh Kanapé » qui à l’époque chroniquaient dans Libération les programmes télé…  Avec une certaine prescience, finalement, quand on voit ce qu’ils sont devenus : des patrons de presse qui depuis 9 ans font survivre leur petite tribu de journalistes indépendants dans la jungle médiatique…

L’humour est « une distance » dit Isabelle, mais au service d’un regard féroce et visionnaire sur le rôle de la télévision dans la vie démocratique du pays

Nathalie Sapena

Libération, l’entrée fracassante

« Le métier qu’on voulait faire, c’est journaliste à Libé », dit Raphaël… En 1998, les deux jeunes étudiants envoient une lettre de candidature au journaliste Pierre Marcelle : « vous avez mis des micros chez nous pour écrire ce qu’on disait », écrivent-ils. Ils débarquent dans la foulée comme stagiaires, déjà à deux, déjà différents. Et pas très bien accueillis avec leur look gothique. « Personne ne leur dit bonjour, personne ne leur demande ce qu’ils veulent faire (…) Le journal un vaste bordel, les rapports sont tendus et violents et eux arrivent à la fois très fiers et très impressionnés d’être là », se souvient Gérard Lefort… En 16 ans de Libé, les Garriberts ne connaîtront leur journal qu’en crise –une excellente école pour des spécialistes des médias…

Ils intègrent donc le service média – aux signatures illustres (Gérard Lefort et Pierre Marcelle, mais aussi Olivier Séguret, Mathieu Lindon…) et à l’immense liberté de ton. Ils rient beaucoup, ils font rire. Ils regardent la télé, toute la télé et la racontent, notamment dans leur fameuse rubrique Bourre-Paf. « On voulait parler de la télé que les lecteurs de Libé ne regardaient pas » (Isabelle). Suite de leurs aventures sur leur koh kanapé : « Partis en quête de nourriture télévisuelle sitôt notre arrivée, nous tombons sur une racine comestible mais déjà totalement rance : le Monument préféré des Français, avec Stéphane Bern sur France 2 » (Libération 2014). Et les lecteurs achètent l’édition du week-end exprès pour lire leurs pages – les études marketing le montent… L’humour est « une distance » dit Isabelle, mais au service d’un regard féroce et visionnaire sur le rôle de la télévision dans la vie démocratique du pays…

Ils se consacrent avec rigueur à cette rubrique peu considérée. « A cette période, il y a le mouvement de critique des médias, avec les documentaires de Pierre Carles (*administrateur de la Scam) comme « Pas vu pas pris », dont le service media et eux se saisissent », explique Catherine Mallaval, leur chef de service à l’époque. Ils chroniquent les conférences de presse de rentrée des chaînes de télévision « en journalistes, pour décrypter les enjeux, les jeux d’actionnaires, les frictions en termes de déontologie » poursuit Catherine Mallaval, qui aujourd’hui écrit des séries pour les Jours. Quand Hanouna fait ses premières apparitions médiatiques, ils déchiffrent vite le personnage.  « Nous on le trouvait rigolo, pas sérieux… eux ils ont tout de suite compris qu’il était un danger dans un monde qui explosait en mille morceaux, et ils ont planté les crocs dedans », raconte Gérard Lefort.

Après une énième crise (le rachat de Libé par le milliardaire Drahi), ils quittent leur journal adoré. « Ça a été un très grand truc de quitter Libé. On a laissé un mot « Garriberts were here », comme dans Friends » (Raphaël). C’était le 6 janvier 2015. Le lendemain, la rédaction de Charlie Hebdo est massacrée… Ils auraient voulu reprendre leurs stylos, couvrir l’horreur, mais Libé leur dit non. « Le jour où on avait tellement besoin d’être journalistes, on ne l’était plus » (tous les deux).

Serials journalistes

Le lundi suivant, ils se mettent à travailler sur le concept des Jours… A l’époque, Mediapart vient de gagner 100.000 abonnés d’un coup avec l’affaire Cahuzac… et Rue 89 n’est déjà plus qu’un onglet sur le site du Nouvel Obs. Y-a-t-il une place pour un média en ligne capable de convaincre suffisamment de lecteurs prêts à payer pour des infos indépendantes ? « Il y avait déjà ce sentiment de fatigue informationnelle à l’époque, même si on appelait pas ça comme ça » (Raphaël).

Les deux Garriberts foncent, épaulés par d’anciens confrères de Libé (ils sont 9 associés). « C’était vertigineux, personne n’avait d’expertise entrepreneuriale à part moi », raconte Augustin Naepels, le directeur général des Jours et le seul non journaliste de la bande. Isabelle fait la tournée des investisseurs, trouve les emprunts bancaires, monte le crowdfunding. Raphaël planche sur l’éditorial.

Leur idée est de faire des séries, qu’ils baptisent Obsessions… Une autre façon d’écrire et de raconter l’actu et les faits, du « deep journalisme », du journalisme profond (Raphaël), favorisé par les possibilités immenses du numérique par rapport  aux lourdeurs du papier. Ils mettent un soin particulier à la mise en forme, en s’inspirant de Netflix pour organiser la lecture du média sur Internet, et imposent une véritable politique photo. « A l’époque, il n’y avait pas de tarif photo pour Internet » (Raphaël). Pour Pascal Riché, ancien collègue de Libé et co-fondateur du site Rue 89, « appliquer la recette de la série au journalisme est vraiment très novateur, une vraie trouvaille dont s’inspirent aujourd’hui les journaux ». « Les lecteurs aspiraient à cela : se poser, enquêter, avoir des sources », (Isabelle). Le scénariste de la série télévisée « le Village français », Frédéric Krivine, les initie à cette écriture au long cours, aux arches narratives. En 9 ans, plus de 300 séries sont publiées, des longues, des courtes, des faits divers, de la politique avec des titres qui claquent comme House of Tocards, celle qui raconte l’Assemblée nationale depuis la dissolution.

La consécration vient très vite, avec le prix Albert Londres pour la série « Les Revenants » de David Thomson (publiée ensuite dans un livre) en 2017, des récits de djihadistes français de retour de Syrie. Le prix a une résonance toute particulière pour les fondateurs des Jours, comme ils l’écrivent sur leur site, en évoquant « la rencontre de deux journalismes qu’un siècle sépare : le feuilleton journalistique, cher à Albert Londres, et celui des Jours, (…) qui, par sa narration empruntant au langage des séries, parle à l’époque ».  C’est la première fois qu’un « pure player », un media numérique, est récompensé.

« Au début on n’avait pas vu venir la croisade idéologique ». « Mais après, quand on a réalisé, tout faisait sens : la suppression des Guignols, du zapping, de l’investigation ». « C’étaient les premiers trophées ».

Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos

Bolloré, le méchant parfait

Mais leur meilleur scénariste, « c’est Vincent Bolloré » (Raphaël et Isabelle en chœur). Palme de la plus longue série, L’Empire, 225 épisodes depuis 2016 (plus les 69 pour L’Héritier, Arnaud Lagardère), des rebondissements innombrables au fur et à mesure qu’il avale les médias… « Si on peut faire cette enquête-là, c’est uniquement grâce à nos enquêtes de fond et à notre modèle éditorial des séries… » (Isabelle) « … qui est un super outil d’investigation. Ce n’est pas un artifice. On enquête de la même façon avec le Rassemblement national, par exemple » (Raphaël). Le duo, en plus de diriger l’entreprise pour elle, et la rédaction pour lui, continue à écrire chaque semaine sur son « méchant préféré »…  Qui étonnamment ne leur a jamais fait aucun procès, lui qui a multiplié les procédures baillons contre France 2 ou France Inter. Malgré toutes ces années à lui coller aux basques, les Garriberts n’ont rencontré leur super méchant préféré qu’une fois en vrai, lors d’une conférence de presse en 2016. « Ce jour-là, j’ai piqué chez Vivendi un cendrier en cristal de sèvres ébréché » (Raphaël va le chercher sur son bureau). « On a son numéro de téléphone, mais il ne répond jamais » (Isabelle).

Dans l’épisode 6, le 21 février 2016, les Garriberts sortent un scoop, qui va servir de grille de lecture à toute la stratégie à venir du milliardaire.  Ils mettent la main sur le compte-compte rendu d’un comité de management à Canal +, au cours duquel Bolloré vire en direct la DRH du groupe Canal +. « La haute direction d’une grande maison mérite un peu de terreur, un peu de crainte (…) La terreur fait bouger les gens », explique le grand patron à ses nouveaux sujets.. Les Garriberts écrivent : « Bolloré a prévenu : pendant cette période, il y aura une secousse à la tête et une stabilité sur le corps. Ce qui est, il faut le reconnaître, une assez bonne définition de la guillotine ». Le mode opératoire du milliardaire est en place, il va ensuite le dupliquer impitoyablement dans chaque média qu’il « bollorise » Itélé, le journal du dimanche, Europe 1, Paris Match… Les Garriberts deviennent des psys pour journalistes en souffrance du groupe Bolloré « car même chez C News, tout le monde n’est pas embrigadé » (Raphaël).

« Au début on n’avait pas vu venir la croisade idéologique (Isabelle). « Mais après, quand on a réalisé, tout faisait sens : la suppression des Guignols, du zapping, de l’investigation » (Raphaël). « C’étaient les premiers trophées » (Isabelle). Le tournant a eu lieu en 2019, avec l’arrivée de Zemmour, propulsé candidat à la présidentielle. Hanouna devient politique, pour le pire, et Bolloré le sérial killer trucide les rédactions, les unes après les autres, pour les transformer en force de frappe d’extrême-droite et catholique intégriste.

L’indépendance au service du réel

« Aujourd’hui l’édito de Pascal Praud donne le ‘la’ de la journée » (Raphaël). « Même le service public cite le JDD » (Isabelle). Les Garriberts, avec leurs enquêtes méthodiques et fouillées, nourrissent le débat public. Des combattants ? « Ce sont des journalistes, mais c’est une forme de combat, qui ne se déroule pas à armes égales. Nous on fait du journalisme, eux de la propagande », explique Augustin Naepels, le directeur financier des Jours. Et cette propagande puissante impacte directement le fonctionnement démocratique du pays. « Le JDD est dangereux quand, à la veille du 2e tour des élections législatives, il annonce qu’Attal va retirer le projet de loi sur l’immigration, alors que c’était tout simplement faux » (Raphaël). « Une manipulation » (Isabelle) dont se saisit immédiatement Jordan Bardella, le président du RN. Manipulation aussi quand Emmanuel Macron défend Gérard Depardieu en reprenant une ‘information’ donnée par Hanouna qui prétend que le montage du Complément d’enquête serait manipulé. « Le personnage le plus important de l’Etat va prendre ses infos chez Cyril Hanouna » (Isabelle).

«La plupart des médias Bolloré perdent beaucoup d’argent. Nous, avec notre million de budget annuel et nos 11 salariés, on lutte pour être à l’équilibre. David contre Goliath ». Les temps sont durs pour les médias qui naviguent à vue, les lecteurs changent, la distribution est aux mains des plateformes et de leurs algorithmes opaques. « Quels articles arrivent devant les yeux des lecteurs ? on n’en sait rien », poursuit Augustin Naepels. Les Jours, le plus gros des petits médias indépendants, fédèrent actuellement 10000 abonnés, en hausse depuis la dissolution. Ils ont pour la moitié moins de 35 ans, un lectorat différent de celui de la presse, masculin de plus de 60 ans. « Certains de nos abonnés offrent même les Jours à leurs parents.  Le but est de grossir, de grandir, d’embaucher » (Isabelle).

Les Garriberts sont-ils heureux ? « Comme des Sisyphe du journalisme, ils poussent le rocher de l’indépendance. Ils croient en ce qu’ils font et ce n’est pas facile tous les jours », reconnaît Augustin Naepels… Le mot de la fin sera pour leur ami Gérard Lefort : « Sur Bolloré, ils devraient avoir des médailles de salut public … Longue vie aux Jours, longue vie aux Garriberts » !

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Comme d’autres avant elles, Justine Reix a délaissé l’audiovisuel classique pour le YouTube game. Un pari audacieux, encouragé en juillet dernier par la bourse Albert Londres web vidéo, remise à LaScam.
Un portrait signé Marianne Rigaux pour notre lettre Astérisque.

Quand j’ai tapé “Justine Reix” dans Google, le moteur de recherche m’a suggéré plusieurs questions pour préciser ma requête. La première n’était pas triviale : “Justine Reix est-elle journaliste ?”. Si l’on se fie à son parcours, la réponse ne fait pas de doute. Elle a étudié de 2016 à 2018 à l’Institut français de presse (IFP), une école reconnue par la profession. Puis elle a sillonné pendant quatre ans les écrans de télé, passant de BFM à Arte, des reportages France 3 en région au JT de France 2. Peut-être l’avez-vous vue en plateau, avec sa longue chevelure noire, pendant les “Gilets jaunes” où elle allait de rond point en rond point tous les samedis pendant plus de six mois. Elle a aussi publié en 2022 La poudre aux yeux : Enquête sur le ministère de l’écologie (JC Lattès), fruit de deux années d’investigation sur le fonctionnement du ministère en charge de l’urgence écologique. Et puis sa vocation date :  ado, elle passait des heures à éplucher des magazines dans le kiosque à journaux que tenait son père.

Oui, mais voilà, aujourd’hui, Justine Reix officie sur sa propre chaîne YouTube, loin de la télé traditionnelle. Elle a aussi collaboré avec plusieurs gros créateurs de contenus. Alors la question se pose, et elle semble peu surprise quand je démarre notre entretien là-dessus. « Je me sens pleinement journaliste dans ma manière de travailler et dans les sujets que je choisis. Mais je comprends que des gens pensent que je m’éloigne. Et moi-même, je me pose plein de questions. Ça m’embêterait de me dire que je ne suis plus journaliste ».

A 31 ans, Justine Reix peut se targuer d’avoir travaillé avec les poids lourds du YouTube game : Simon Puech, Squeezie, HugoDécrypte, Charles Villa. Des noms qui laissaient ses camarades de promo sceptiques du temps de ses études. « A l’IFP, on nous apprenait à être des journalistes qui rentrent dans les cases et obtiennent un travail à la sortie de l’école. A l’époque, on parlait pas mal de HugoDecrypte, qui était tout jeune et énormément critiqué : on lui reprochait d’avoir le cul entre deux chaises et de ne rien apporter par rapport à ce que les médias faisaient déjà ». Justine se souvient bien du premier reportage qu’elle a vu sur la chaîne YouTube HugoDecrypte. « Il suivait des gens qui avaient gagné au loto : j’avais trouvé ça assez malin, je m’étais laissée happer ». En bon petit soldat, elle commence sa carrière dans les chaînes d’information continue, enchaîne les stages, remplacements, CDD, shifts de planning, déplacements… « J’avais une vie pas possible en termes d’horaires, je vivais dans des hôtels et j’avais peur du lendemain financièrement… J’avais l’impression de faire des sujets superficiels, des duplex où on me faisait plus de commentaires sur mon physique que sur le fond… C’était une période compliquée côté santé mentale », conclue-t-elle sobrement.

Je me sens pleinement journaliste dans ma manière de travailler et dans les sujets que je choisis.

Justine Reix

Une journaliste de l’ombre pour les créateurs des contenus

Après quatre années éreintantes, lassée de la télé, elle rejoint une rédaction nettement plus épanouissante : Vice. Déclinaison française d’un magazine canadien, ce pure player s’adresse aux jeunes, avec des articles au ton libre, parfois irrévérencieux, et des reportages vidéo incarnés. Est-ce que la bascule vers la création de contenus se joue là ? Peut-être. Toujours est-il qu’elle s’éclate à la tête de la rubrique société, rédige des papiers sur la scientologie ou les armes sonores, publie des stories sur Instagram et lance la chaîne TikTok du média. « Meilleur boulot du monde en rédac », résume Justine. Mais en 2023, Vice France ferme brutalement. Elle rebondit au service vidéo de Slate et s’aventure en parallèle dans un travail de l’ombre : journaliste pour des créateurs de contenus qui ne sont pas eux-mêmes journalistes. Il y a d’abord Simon Puech, jeune vidéaste dont les vidéos de vulgarisation font des millions de vues. Elle lui apporte sa rigueur journalistique et ses qualités d’enquêtrice pour muscler ses sujets sur les chirurgiens meurtriers ou encore l’expérience de mort imminente.

Cette première collaboration lui ouvre les portes de YouTube. Elle travaille ensuite pour Hugo Travers avec qui elle réalise deux documentaires en Corée du Sud, diffusés sur la chaîne HugoDécrypte. En parallèle, elle met sa casquette de journaliste au service de Squeezie, qui fut longtemps le youtubeur francophone le plus suivi, avant d’être détrôné pour Tibo InShape. Pendant un an, elle oeuvre pour chercher des sujets, rédiger des scripts et vérifier les informations. Fin 2024, elle bazarde carrément son CDI chez Slate pour rejoindre l’équipe de Charles Villa, réalisateur et grand reporter pour sa chaîne YouTube, après l’avoir été pour le média en ligne Brut. « C’est moi qui ai vu l’offre dans une story de Charles », se souvient David*, le compagnon de Justine. Il lui envoie, elle candidate et décroche une collaboration ponctuelle, qui se transforme en CDD d’un an à temps plein. CDD qui l’emmène notamment à Doha, pour raconter comment des enfants s’entassent dans des bâtiments construits pour la Coupe du monde.

En février 2025, ce qui devait arriver arrive : Justine Reix saute le pas et sort de l’ombre en ouvrant sa propre chaîne YouTube. « Par lassitude des médias traditionnels, par envie de gagner en liberté, parce que le public est là et que YouTube doit maintenant être investi par les journalistes » écrit-elle sur LinkedIn pour annoncer son lancement. Elle conquiert très vite ses 10 000 premiers abonnés, notamment grâce à Charles Villa qui encourage ses abonnés à la suivre. Depuis, elle a sorti quatre vidéos incarnées. La première – une enquête sur le trafic de viande de singe en France – affiche un peu plus de 100 000 vues. Dans la dernière, elle a tourné au Japon, où une cabine téléphonique, restée debout malgré le tsunami de 2011, permet aux gens de communiquer avec leurs morts. Un reportage émouvant et éprouvant, qui lui a coûté 3000 euros de sa poche, financés en partie grâce à un partenariat.

En février 2025, ce qui devait arriver arrive : Justine Reix saute le pas et sort de l’ombre en ouvrant sa propre chaîne YouTube. « Par lassitude des médias traditionnels, par envie de gagner en liberté, parce que le public est là et que YouTube doit maintenant être investi par les journalistes »

Une nouvelle façon d’informer

Comme toutes celles et ceux qui tentent de vivre de YouTube, elle garde un oeil sur ses statistiques… tout en essayant de ne pas y accorder trop d’importance « Je suis encore trop journaliste pour bien penser le marketing de ma chaîne. Mais j’ai quand même l’impression de jouer ma vie à chaque vidéo ! Contrairement à quand j’étais pigiste, je suis mon média à moi toute seule et je dois gérer plein de choses en même temps, c’est chronophage et stressant ». Elle se donne un an pour développer sa chaîne au maximum, entourée d’une petite bande de créateurs et créatrices de contenus avec qui elle prendra bientôt des bureaux à Montreuil (Seine-Saint-Denis), pour mettre en commun leurs idées et leurs moyens. On y croise évidemment Charles Villa, mais aussi Benoit Le Corre, « un journaliste excellent qui a une manière de penser ses sujets très intelligente et créative » et Camille Courcy, « avec qui je partage des valeurs humanistes ». Autant de journalistes qui, comme Justine, incarnent une nouvelle façon d’informer sur les plateformes de vidéo sociale.

« J’adore ses sujets », confie Camille Courcy. « Elle est à l’aise, ça fait du bien de voir des femmes comme ça sur YouTube où l’on est si peu nombreuses ». Sa première fan reste néanmoins sa maman, Sonia, qui partage toutes les vidéos de sa fille et lit tous les commentaires, même les plus rudes. « C’est dur pour une femme de faire sa place, que ce soit à la télévision ou sur Youtube. Justine a travaillé comme une malade depuis l’école, elle a toujours rebondi. Je ne me suis jamais inquiétée pour la suite. Je lui suggère juste de se poser un peu de temps en temps, pour qu’elle ne s’épuise pas. Mais c’est dans son tempérament : toute petite, elle ne tenait déjà pas en place », raconte Sonia au téléphone.

Son compagnon confirme : « Justine, c’est une passionnée, une folle de travail. Le journalisme lui colle à la peau, jusqu’à en oublier qu’on est en week-end ou qu’il y a une vie en dehors ». Quand elle ne travaille pas, elle dévore des livres – romans graphiques, essais, mangas – à en faire exploser la bibliothèque de son bureau. Elle en écrit aussi : son troisième livre sortira bientôt. Ces prochains mois, elle va plancher sur le projet pour lequel elle a reçu la bourse Albert Londres web vidéo : une enquête sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme via TikTok. Elle avancera en parallèle un projet de documentaire sur celles et ceux qui ont fait le choix de rester habiter en banlieue, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), sa ville d’origine. Un format incarné, à mi-chemin entre enquête personnelle et récit social, pour lequel elle a reçu le prix Elles font YouTube. De son enfance à Aulnay-sous-Bois, elle a gardé ce sentiment qu’il lui faut travailler davantage que les autres. « En venant de banlieue, on m’avait toujours dit que je n’arriverai jamais à être journaliste. J’ai bataillé pour multiplier les stages dans des rédactions et combler le bagage culturel que je n’avais pas avec des expériences ». Une pugnacité qui a fait d’elle la journaliste qu’elle est aujourd’hui.

* Le prénom a été modifié

LaScam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Parcours d’une autrice engagée, lauréate en 2024 de la bourse Albert Londres « web vidéo ».
Un portrait signé Marianne Rigaux pour notre lettre Astérisque.

En avril 2024, elle remportait la première bourse Albert Londres “web vidéo” destinée à soutenir des projets journalistiques destinés au web. Une reconnaissance de taille pour cette autrice engagée de 35 ans qui a quitté les médias traditionnels pour investir Internet avec des vidéos engagées.

Au creux de sa paume gauche, elle a tatoué un mot : “autrice”. Sur les phalanges de sa main droite, un autre mot : “punk”. Voilà qui résume bien Marine Périn. Sur Internet, vous la trouverez sous le pseudo Marinette, son surnom au lycée. Voilà bientôt 10 ans qu’elle pratique le journalisme – son journalisme – sur sa chaîne YouTube “Marinette – femmes féminismes” suivie par plus de 43 000 personnes. Là encore, ces deux mots racontent bien son créneau. La première fois que j’ai vu Marine, elle exhibait fièrement ses abdos dans une vidéo, en avril 2016. “Je suis une femme. Et j’ai des abdos”. Ainsi s’ouvre cette vidéo, dans laquelle elle livre, depuis sa salle de bain, une réflexion face caméra sur les idéaux de beauté qui pèsent sur le corps des femmes. « Neuf ans plus tard, c’est toujours la vidéo la plus vue de ma chaîne! », rigole la journaliste depuis le salon de son appartement parisien. Un salon à son image : chaleureux, affirmé, éclectique. Deux chats, des dizaines de plantes vertes et un litre de tisane accompagnent nos trois heures de discussion. Marine adore parler, autant qu’elle aime écouter.

Le journalisme a été une évidence pour elle. Après des études de lettres à la Sorbonne, direction l’Ecole de journalisme et de communication d’Aix-Marseille d’où elle sort en 2013. Elle enchaîne stages, piges et contrats dans des médias traditionnels pendant trois ans, avant de dire adieu aux reportages télé formatés et de rejoindre un espace d’expérimentation bien plus excitant : YouTube. « A l’époque, aucun média ne me permet de faire ce que je veux. Brut n’existe pas et le documentaire me paraît inaccessible. Je commence alors à suivre les chaînes de Ina Mihalache (Solange te parle) et Casey Neistat aux Etats-Unis, qui défendent le droit de casser les codes. Puis je découvre Manon Bril (C’est une autre histoire) et Clothilde Chamussy (Passé sauvage) qui font de la vulgarisation dans les sciences humaines. Dès le début, je sais que je veux parler des droits des femmes », se souvient Marine.

Une chaîne qui décolle

YouTube devient son “laboratoire”, comme elle dit. Sur sa chaîne engagée, politique et militante, elle développe différents formats : édito (sur la musculature), documentaire (sur l’accès à l’IVG), analyse (sur la culture du viol), série (sur le corps des femmes). Ses vidéos pleines de références sociologiques et littéraires font se croiser l’intime, le politique et le journalisme. Sa chaîne décolle dès la deuxième vidéo – le fameux édito sur les abdos – grâce aux partages d’autres créatrices de contenus. « A l’époque, l’algorithme poussait beaucoup mes vidéos : la moitié de mes audiences venait des suggestions. Et les vues se convertissaient très facilement en abonnements. Toutes les chaînes ne décollaient pas pour autant. Je me souviens d’une ambiance très “colo” dans les débuts de YouTube. C’était un milieu particulier, où mes potes étaient aussi mes concurrents », raconte Marine.

Pour passer à la vitesse supérieure, elle se plie à un exercice fastidieux : écrire ses projets et postuler à des financements. Elle qui avance de manière intuitive se retrouve à peaufiner des dossiers. Et ça paye. En 2019, elle participe à la résidence #EllesFontYouTube, un programme de YouTube France pour soutenir les créatrices sur Internet. Elle en sort avec une bourse de 15 000 euros et un prêt de matériel qui lui permet de mettre en ligne sur YouTube, en 2020, son premier documentaire autoproduit : Traquées. Ce film de 70 minutes dépeint l’usage de la technologie comme moyen de pression, de surveillance et de violence au sein d’un couple. D’après elle, c’est le véritable tournant de sa carrière, « parce que Canal+ l’a acheté… et surtout j’ai pu payer des gens ». Ce projet l’amène à collaborer avec Clémence Plaquet, cheffe opératrice, et Yasmina Jaafri, cheffe monteuse, deux femmes qui vont devenir sa garde rapprochée, tant pro que perso.

Clémence, qui vient de la fiction, se souvient d’une plongée dans l’inconnu. « Je n’avais pas l’habitude de travailler sur du “vrai”. Le sujet était dur, prenant émotionnellement parlant. Marine voulait partager au plus grand nombre les expériences intimes et douloureuses de ces femmes, pour combattre les cyberviolences par la transmission des savoirs et des expériences. Marine, c’est un soldat. Elle met sa force, sa passion et sa colère au service de ses projets ». Pour Yasmina, le défi est de taille aussi. Le petit budget couvrait une dizaine de jours de montage dans les locaux de YouTube France pour sortir 70 minutes. « Ca ne me dérangeait pas de ne pas compter mes heures, parce que ça me permettait de découvrir ce milieu. Contrairement à l’industrie audiovisuelle d’où je venais, il n’y a pas de validation et de filtre autres que celui de la réalisatrice. On a mixé les codes, entre l’enquête vloguée et les passages documentaires, réfléchi à comment mettre en scène Marine. On a travaillé en totale horizontalité toutes les trois ». C’est après Traquées que Marine se fait tatouer “autrice” dans la main, comme pour auto-valider qu’elle l’était bien, désormais.

Cap sur les nouvelles plateformes

En 2022 sort Dans la place, une série documentaire, en quatre épisodes, sur quatre jeunes filles issues des quartiers populaires… et co-réalisée par elles-mêmes. Un projet financé par le CNC Talent et la bourse Brouillon d’un rêve documentaire de la Scam. Au-dessus de son bureau, Marine a accroché un souvenir de son tournage au pied des tours de Nanterre. Après ce second projet réalisé lui aussi avec Clémence et Yasmina, viendra Punchlineuses, une collection de vidéos courtes qui décortiquent une phrase marquante des luttes féministes. Là encore, Clémence filme. « Marine et moi, c’est une histoire d’amour ! Elle est bienveillante, dans l’empathie, dans l’écoute, tout en étant exigeante. Mais elle est vraiment dans l’échange, elle considère qu’on est toutes sur un même axe horizontal, que tout le monde a son mot à dire. Et puis travailler entre filles, c’est formidable ». Entre deux projets, le trio se retrouve pour des vacances, sans caméra

Neuf années se sont écoulées depuis sa première vidéo. Marine s’est professionnalisée, équipée en matériel, blindée contre les commentaires haineux. Car elle en a reçu des wagons, comme la plupart des créatrices de contenus. Elle s’est déployée sur d’autres plateformes : Twitch pour animer des lives et une revue de presse féministe ; Instagram et TikTok pour créer des vidéos verticales qui touchent d’autres publics. Le constat est sans appel : « Depuis 2016, mes abonnés YouTube ont vieilli, comme moi ! Mais sur TikTok, mon audience a entre 18 et 25 ans ! ». Ces nouveaux canaux deviennent de nouveaux terrains de jeu pour Marine, qui affirme ses positions politiques, contre la montée de l’extrême-droite ou en soutien à Gaza. « L’algorithme de TikTok est magique : je fais mes plus gros scores ever. Sur Instagram, la recommandation marche à plein régime, ce qui m’a rapproché de créatrices qui ne sont pas sur YouTube, féministes parisiennes et plus militantes ».

Dès le début, je sais que je veux parler des droits des femmes.

Marine Périn

Des projets pour des diffuseurs web traditionnels

Marine fait partie du collectif de journalistes féministes Les Journalopes. Là encore, une bande de filles, qui est devenue sa garde rapprochée. Principalement des pigistes de presse écrite, à qui elle fait découvrir les plateformes. Comme Laurène Daycard, qui publie principalement des enquêtes sur du papier. « L’arrivée de Marine a apporté un vent d’air frais et de la diversité. J’admire la façon dont elle utilise les nouvelles plateformes, le lien qu’elle tisse avec sa communauté, sa créativité. Elle incarne une façon de faire le journalisme qui est émancipée de l’approche traditionnelle. J’ai été très heureuse qu’elle gagne la bourse Albert Londres. C’est important que des institutions et la profession soutiennent ce genre de journalisme et ce genre de voix », confie Laurène au téléphone. Ce jour-là, elle et Marine se trouvent à l’Institut européen de journalisme (IEJ), une école parisienne où elles interviennent régulièrement. Depuis 2019, Marine y enseigne le journalisme sur YouTube et Instagram. De quoi assurer des rentrées financières stables en parallèle de la production vidéo.

Car l’argent reste le nerf de la guerre pour perdurer en tant que vidéaste. « C’est le grand paradoxe des créateurs, résume Marine : on ne gagne pas notre vie avec les contenus, mais on doit produire pour être visible… et gagner notre vie. YouTube n’est qu’une vitrine au final ». Ces derniers temps, elle se concentre sur des formats web pour des diffuseurs traditionnels, avec deux projets qu’elle mène de front. D’un côté, The rabbit hole, une série d’enquête sur la sphère masculiniste pour TikTok et Instagram, développée avec les 8 000 euros de sa bourse Albert Londres. De l’autre, une série documentaire en animé en préparation avec ARTE. Elle y consacrera sans doute quelques nuits blanches, en écoutant de l’ASMR pour se concentrer. De son propre aveu, elle procrastine beaucoup et redoute « tout ce qui se passe avant midi ». Quand elle ne travaille pas, elle fréquente un cours de hip hop, part randonner, voit des gens et lit, principalement des autrices, si possible aussi punk qu’elle.

 

Marianne Rigaux siège à la Scam depuis 2018, où elle est vice-présidente de la commission Écritures et formes émergentes. Elle a réalisé de nombreux films photographiques et webdocumentaires. Journaliste de formation, elle a exercé pendant 10 ans entre la France et la Roumanie, avant de devenir responsable pédagogique dans un organisme de formation professionnelle.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Il y a des artistes qui s’illustrent par leurs succès. D’autres dont la vie est le chef d’œuvre. C’est le cas de Rezvani. Portrait du lauréat du prix Marguerite Yourcenar 2025 pour l’ensemble de son œuvre.
Et découvrez à la fin de ce portrait la vidéo « ConversationS » entre Serge Rezvani et Isabelle Jarry.

Si je devais faire un film sur lui, je débuterais par un travelling sur le générique d’une de ses chansons, Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours, Ô mon amour, Jamais tu ne m’as promis de m’adorer toute la vie. Il y aurait un jeune homme brun et une jeune femme toute aussi brune, cheveux dans le vent, chevauchant une antique et trop grosse moto ; le jeune homme lâcherait le guidon en gardant les bras en l’air, elle aurait peur et la moto tanguerait sur un chemin tout blanc de la poussière de l’été, parmi les chênes liège et les oliviers sauvages, et il crierait Luuuuulaaaaaaaaaaaaaaaaa ! et elle rirait, effroi et jubilation mêlées.
Ensuite apparaîtrait le titre en grand, Rezvani, ce nom qui est devenu un prénom, suivi de ces prénoms dont il change, c’est selon : Boris, comme son père l’appelait, Cyrus, dans ses mails aujourd’hui, Serge, ça allait plus vite pour ses papiers, Cham, un alter ego pour ses écrits – même si Lula, la femme de sa vie – les autres aussi, celles qui l’ont tant aimé –, l’appelait Mon Amour, car c’est ce qu’il est. Un amour de mec, peintre, chansonnier, écrivain. Poète. On le connaît sans trop savoir qui il est, il fait partie d’une France qu’on a adorée, celle des bohèmes de Montparnasse, des artistes sans le sou qui soudain avaient le monde à leurs pieds, des nouvelles vagues qui ont tout chamboulé, et des fées. Anna Karina, Jeanne Moreau, ces filles qui nous ont troublés, qu’on a détaillées au plus près pour essayer de comprendre où la magie se nichait, là où il n’y avait qu’une grâce infinie, une voix, un accent, une allure, une bouche et des yeux. La mémoire qui flanche, Le tourbillon de la vie, Le blues indolent, autant de chansons qui ont marqué nos vies. Mais qui sait vraiment ce qui se cache dans cet homme qui a traversé le siècle – il est né au printemps 1928 –, qui a tout dit de lui et de ses idées et de ses sentiments sans jamais, vraiment, se dévoiler ? Qui sait ce que cet homme pense et fait, lui qui pense et crée sans cesse depuis si longtemps que ses contemporains sont devenus parfois légende et mythe, et plus souvent poussière et oubli ? Rezvani, lui, est toujours là comme une sentinelle, un type debout qui ne laisse, jamais, rien passer sans l’analyser, le réfléchir, miroir des ères, héros du quotidien. Et dont la filiation a fait un redoutable témoin des époques à peine passées.

Son père

J’ai utilisé le mot magie quand c’est charme qu’il eût fallu employer. Charme qu’il a dangereusement hérité de son père, auquel dans son œuvre écrite – plus de quarante romans, quinze pièces de théâtre, deux recueils de poèmes – il rend souvent un hommage bouleversant, bouleversé. Né en 1900 à Ispahan, Medjid-Khan était danseur dans les Ballets russes, magicien renommé et auteur d’ouvrages sur la prestidigitation et les arts du spectacle, traducteur de Molière du russe au persan, ami éphémère de Picasso, père de substitution de Roger Vadim, qui l’adorait. Rezvani aussi adore son père ; il le déteste tout aussi bien. Il l’aime comme un fou, son père non plus. Il a de la compassion pour lui, il pourrait le tuer. Son père, c’est la vie dans tout ce qu’elle a de plus drôle, venimeuse, enchantée, mensongère, sentimentale et sans pitié. Si son père est une étoile désaxée, sa mère est une douleur qui ne file sous les cendres que pour mieux redoubler d’intensité, feu qui couve et ne se consume pas.

Sa mère

Adèle, violoniste juive émigrée de Russie, adepte du mage Gurdjieff, miraculée des frontières entre Révolution et Nouveau Monde, est un fantôme qu’on poursuit sans pouvoir l’attraper. Elle s’installe en France avec son fils alors qu’il n’a qu’un an ; et jusqu’à l’âge de sept, Serge ne parlera que le russe, sa langue maternelle. Rezvani me dit, au détour d’une balade aux jardins du Luxembourg : Je dormais à ses côtés dans le même lit, enfoui dans ses bras. Elle était charcutée, le corps défait par des opérations successives, un morceau de sein ôté, puis un autre et un autre. Elle me murmurait les noms de tous ces gens que je ne connaissais pas, elle me parlait d’eux pour les faire exister à travers moi, pour elle qui, bientôt, n’existerait plus du tout.
En moi se battaient la vie furieuse de mon père, la mort furieuse de ma mère. (Pardon, Serge, de ne pas me souvenir des mots exacts, mais je ne pouvais pas les noter, juste les enregistrer dans ma tête pour plus tard, pour les écrire ici, pardon s’ils ne sont pas exactement ceux que tu as prononcés ; mais ce sont ceux que j’ai ressentis.)
Adèle, cette louve qui se couche toute nue contre son fils, comme une bête sauvage avec ses petits, meurt en 1938, après quoi le môme de dix ans est récupéré par son père en Suisse, puis mis en pension. Rezvani revient souvent sur son enfance abandonnée, sur le refuge incertain du foyer paternel, et encore le père est là, si présent dans ses paroles, cet homme à femmes, fait pour le lit pas pour le lait comme on le dit des mères indignes, lui qui a délaissé l’orphelin pour, chaque fois qu’il s’enfuyait, l’attraper à nouveau dans ses rets – le re-charmer. Est-ce pour cela que lorsque je demande à Rezvani à quel moment de son existence il reviendrait s’il avait une baguette magique, il me répond sans hésiter : Au moment où j’ai rencontré Lula. À ma petite chambre de bonne glacée où j’ai déshabillé Lula pour la première fois.

Les Années lumières

Notre lit, notre lit, notre lit, dont les draps tièdes sont imprégnés du parfum si particulier de Lula, notre lit au creux unique creusé à force d’étreintes et de sommeil corps contre corps, souffles mêlés, bras et jambes enlacés, ventre contre ventre, cambrés, désespérément noués l’un à l’autre jusqu’au plus profond du plus profond sommeil, conscients de notre mutuelle présence avec la peur, la peur obscure d’être arrachés, écartelés l’un de l’autre, peur animale je le sais bien, peur enfantine que nous gardons en nous depuis ce premier jour où nous nous sommes connus.
Quelle veine, quand-même, cher homme ! Nous rendre addicts depuis si longtemps à cet amour dingue, cet amour exaspérant de beauté, nous qui n’avons souvent eu que les miettes rêvées de l’amour, car non, un grand amour ne se rencontre pas à tous les coins de rue, un grand amour est impitoyable, c’est un monstre mythologique, il faut lui sacrifier autant qu’il vous donne ; il vous avale et vous recrache cinquante ans après.
Cinquante ans, ou à peu près : telle est la durée de l’histoire entre Serjoja et Lula.

Rezvani, lui, est toujours là comme une sentinelle, un type debout qui ne laisse, jamais, rien passer sans l’analyser, le réfléchir, miroir des ères, héros du quotidien

Simonetta Greggio

Lula

J’arrête d’écrire, fasciné par ses gestes tant aimés, ses gestes tant et tant de fois répétés depuis ce jour où, dans ma chambre glacée, après notre première étreinte, Lula, ma gracieuse et rieuse Lula, avait fait sa toilette de chatte devant la pâle fenêtre voilée de givre – extrait du Testament amoureux, rédigé alors qu’il a une cinquantaine d’années et qu’il fait un premier bilan de sa vie, Lula encore à ses côtés dans sa demeure révérée, la Béate, maison des Maures sublimée dans tant d’écrits. Danièle Adenot, née en 1930, rencontre Rezvani en 1950, se marie avec lui, vit avec lui, parle écrit peint danse dort mange respire avec lui jusque dans les années 90, lorsqu’elle commence à s’échapper de la vie, un Alzheimer redoutable de cruauté pour cette femme qui, doucement, se laisse conduire à l’abattoir de l’oubli jour après jour, laissant derrière elle Maki le chien, la chatte Flore des Flores, la maison Béate, et son amoureux : Elle dénoue ses bras de la taille du jeune homme brun et se laisse choir de la grosse et vieille moto.
Au détour de cette promenade aux jardins du Luxemburg, Rezvani me dit : Elle me murmurait, Mais qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas, et pourtant…  Vous ressemblez si fort à un homme que j’ai tant aimé autrefois, vous savez…
Qu’est-ce qui est mieux ? Perdre celle qu’on aime parce qu’elle s’efface au fil des saisons, disparaissant enfin tout à fait, ou qu’elle vous quitte d’un seul coup de rasoir, net, blanc, féroce, comme aspirée par un ciel rouge de sang, au coucher ? Rezvani se tait à ce moment-là de notre conversation. Ce silence, pour celui qui aime tant les mots, dure longtemps, entrecoupé de mots inaudibles et comme prononcés pour lui seul. L’Éclipse, l’un de ses livres, parle de cette époque où tout s’écroule : et la Béate bien aimée, où chaque brin d’herbe, chaque branche d’arbre, chaque tapis lampe fauteuil chaise tableau bibelot livre casserole pot de fleur verre à eau parle d’un amour sans fin – prend fin. Il me dit : J’aurais pu mourir, moi aussi. J’aurais dû mourir, d’ailleurs, pour certains de nos amis. De ne pas m’être jeté dans le bûcher des veufs en a éloigné certains, à jamais. J’ai survécu, et j’ai de nouveau aimé, et l’on ne me l’a pas pardonné. Que savent-ils de ce qui se passe dans un cœur d’homme ? Croient-ils qu’un amour efface l’autre ? Ils en sont là, vraiment ?

MÉDITATIONS  – Cent ans de réflexions

Rezvani est né au printemps 1928. Je l’ai déjà dit. Nous sommes au printemps 2025. Voici, extraits de son dernier recueil de réflexions encore inédit, ce qu’il écrit sur notre monde : Que voyons-nous ? Des arbres, des fleurs, des océans, des montagnes enneigées. En effet, vus d’en haut, ses lacs miroitants, ses arbres fruitiers, ses prairies fleuries, ainsi que ses forêts et ses rivières, rendent cette Terre apparemment telle qu’elle a toujours été. N’est-ce pas merveilleux ? Elle est encore bleue ! Et pourtant, c’est bien ici et en ce moment que se joue le dernier acte de la grande comédie humaine du mensonge et de la dislocation du réel. Selon l’effrayante prédiction de Karl Kraus : « Au cœur même de la haute culture occidentale chrétienne, nous ferons des gants avec de la peau humaine. » Phrase d’une force prémonitoire avérée puisque, aujourd’hui, plus que jamais c’est gantés de peaux humaines que les États marchands d’armes signent des accords sanglants. Par notre prise de conscience, pourrait – on ralentir ? Le tact de cœur ancestral du féminin pourrait-il nous aider à l’espérer ?

Je voudrais terminer ainsi le film REZVANI, avec l’image d’une Terre bleue comme une orange qui tourne doucement sur elle-même devant la caméra s’élevant dans un ciel qui peu à peu devient noir, se perd au milieu d’un tourbillon d’étoiles toutes dorées pour devenir une poussière.
Et puis plus rien.

PS : Une carrière unique

Il y a des artistes qui s’illustrent par leurs succès. D’autres dont la vie est le chef d’œuvre. C’est le cas de Rezvani. Peintre de formation, il se fait d’abord connaître dans les années 1950 pour ses tableaux avant de s’imposer comme écrivain, dramaturge et parolier. Sous le pseudonyme de Cyrus Bassiak il écrit des chansons culte, notamment « Le Tourbillon », immortalisée par Jeanne Moreau dans Jules et Jim de François Truffaut. Il collabore aussi avec Anna Karina pour plusieurs chansons dans les films de Jean-Luc Godard. Son théâtre explore les liens humains et les blessures du passé. En littérature, il signe des romans autobiographiques libres, introspectifs et sensuels, dont L’Origine du monde ou Éden, Éden, Éden. D’autres romans, plus récents, restent inédits.
Rezvani n’a pas encore dit son dernier mot.

 

Jurée du prix Marguerite Yourcenar, Simonetta Greggio est membre de la commission de l’écrit de la Scam. Romancière italienne aux multiples talents, Chevalier des Arts et des Lettres, un temps journaliste pour CityTéléramaMagazine LittéraireFigaro MadameLa RepubblicaMarie FranceSignatureSenso, elle manie à merveille les mots et l’art de « fabriquer des histoires ».

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Portrait d’une romancière, éditrice et grande voix de la radio, récompensée en 2025 par la Scam pour l’ensemble de son œuvre radiophonique. Une vie au parfum d’entre-deux, entre Tunis et Paris, faite de nuance, de délicatesse et de vigilance.

Non loin d’un lieu parisien chargé d’histoire – la place de la Nation –, au bout de l’appartement, côté boulevard de Picpus, voici son bureau. Il lui ressemble : ouvert au grand large et pourtant très intime, avec une pointe de mystère. Il donne sur un balcon où trône un jasmin en pot, récupéré dans une province française mais doté d’une qualité rare : « Il a le même parfum que là-bas, en Tunisie… »
Ici et ailleurs, au-dedans et au-dehors, chez soi et chez autrui ; néanmoins toujours sous le même toit de l’humanité. Telle fut, est et sera Colette Fellous.
Tout a commencé à Tunis, où elle naquit en 1950 : « À 7 ou 8 ans, j’allais sur le balcon et je regardais au loin sur la droite tout en me disant que si je marchais tout droit, je ferais le tour du monde. »
Quitter de plein gré un univers déjà empli de livres. Laisser derrière soi des parents attentionnés qui lui projetaient sur le mur de sa chambre, à l’aide d’un Pathé-Baby, des films de Charlot. Aller étudier à Paris, comme ses aînés, une fois le baccalauréat en poche.
Voilà un destin tout tracé, qui semble s’accélérer en juin 1967, lors des manifestations contre Israël organisées à Tunis durant la guerre des Six-Jours. Colette comprend sur-le-champ qu’elle est juive. Elle est à l’intérieur de la demeure, dans le quartier de la synagogue. Sa mère lui demande d’aller fermer les volets. Elle aperçoit, à l’extérieur, un homme, dans le défilé de la colère, qui la toise en mimant un égorgement.
Malgré le désir lancinant de partir, en dépit de la violence finale d’un geste scélérat inconcevable – tant sa famille, laïque, n’entretenait aucun lien avec Israël et n’avait pour horizon que la France et surtout sa langue –, la jeune femme se repasse dans la tête, une fois à Paris, non pas les courts métrages de Chaplin mais cette vie passée, à Tunis.
Alors, l’ennui diffus de son enfance se transmue en beauté inassouvie. Alors, elle se rend compte qu’elle est double, triple, quadruple : à la fois céans et autre part. Ces oscillations, fluctuations et balancements deviendront la matière des livres qu’elle écrira et des émissions de radio qu’elle produira sur France Culture. Colette Fellous, ou l’ère du roulis…

« Délicatesse » était un mot prisé par Roland Barthes et qu’elle a fait sien, l’air de rien. Amie de la nuance, Colette Fellous pardonne les offenses et cultive le « revenez-y » émancipé, plutôt que l’amertume qui nous enchaîne à nos tourments.

« Allô Godard ?! Allô Duras ?? »

En attendant, la voici en Sorbonne, étudiant la littérature comparée et l’italien, comme pour retrouver la multiplicité des langues et leurs coudoiements au sud de la Méditerranée. Elle se ménage deux « cocons » : la bibliothèque de l’université ainsi que la cinémathèque d’Henri Langlois nichée dans le palais de Chaillot.
Après le chambardement de Mai-68 vécu aux premières loges, dans un état d’émerveillement pondéré comme d’excitation réfléchie, il faut songer à la suite. Cependant qu’elle a en main S/Z, l’essai que Barthes vient de publier sur Balzac, Colette Fellous croise au Quartier Latin Pascal Bruckner, qui lui parle des séminaires qu’anime le fabuleux sémiologue, tout en lui laissant peu d’espoir d’intégrer l’un des trois groupes, tant sont privilégiés les dispositifs restreints.
Qu’à cela ne tienne, l’étudiante téléphone à Barthes : « À l’époque, nous avions tout le monde au bout du fil, directement : “Allô Godard ?! Allô Duras ?!” »
Le mandarin de l’École pratique des hautes études la reçoit, tout en lui déclarant qu’il ne saurait l’accepter. Colette désespère : « J’étais face à celui que je lisais avec passion, avec lequel j’avais l’envie passionnée de travailler. Il me regardait tout en m’opposant un refus courtois avec un sourire désolé. J’ai tenté l’impossible, qui m’est passé par la tête, avec cette phrase : “Je ne vous dérangerai pas, j’ai besoin d’une présence lointaine.” La formule lui a plu, il a ri et dit : “En ce cas, d’accord.” »
Plus tard, Colette Fellous expérimentera la capacité dont fait parfois montre sa parole, performative. Claude Lévi-Strauss lui refuse-t-il de participer à une émission de trois heures de France Culture, « Le Bon Plaisir » ? La solliciteuse, avisant le bric-à-brac prodigieux qui entoure le vieil anthropologue, lui soumet soudain l’idée de partir des objets qui lui sont chers, plutôt que de se focaliser sur lui et de se lancer dans une énième exploration chronologique de son parcours. Banco !
Dans un autre ordre d’idée, il suffira de proposer un beau jour à la propriétaire de l’immeuble dans lequel elle louait un appartement, depuis des lustres, d’acheter le bien pour que la bailleuse, jusqu’alors rétive à l’idée de vendre, revienne vers elle avec une réponse positive. Colette Fellous, ou la maïeutique magnétique…

Une ronde autour de la mémoire

Au début des années 1970, Barthes s’avère autant une révélation qu’un tremplin : « Il nous a ouvert à l’idée, assez inédite en ce temps-là, que tout pouvait être sujet, tout ce que nous vivions. Qu’il n’y avait plus de différence entre notre existence et la littérature – tout en nous convainquant que l’ensemble des disciplines étaient liées, de la science à l’histoire en passant par la psychanalyse. Et la musique, bien sûr : les sons et la voix, sur laquelle portait son séminaire. C’est ainsi que je suis entrée à la radio, indirectement grâce à Roland Barthes. »
Plus directement, c’est René Farabet (1934-2017), pape de l’« Atelier de création radiophonique » à France Culture, qui lui met le pied à l’étrier des ondes inouïes. Le désir d’une émission apparut à Colette comme une intuition, à l’écoute d’une musique propre aux derviches tourneurs. Instantanément, la Tunisie lui revint en tête.
Pourquoi ne pas tenter de bâtir une ronde autour de la mémoire et des sensations ? Cela devait donner une tentative première intitulée « Le Cercle », diffusée en 1980, alors qu’elle a tout juste terminé son premier livre, Roma, un récit choral situé dans la capitale italienne où les langues se délient. Colette Fellous, où le surgissement de paroles recueillies et choyées…

Ce qu’induit le pouvoir

France Culture et l’édition, deux sillons creusés, en parallèle, près de quatre décennies durant, non sans découvertes parfois insolites. Les droits d’auteur, par exemple : René Farabet, dans une sorte de confusion amène, déclarait et percevait ce qui eût dû revenir à l’autrice, finalement affranchie par la bande et inscrite à la Scam – à laquelle elle voue la reconnaissance de qui fut reconnue.
Il y a chez elle une quiétude professionnelle rare – tant les femmes de sa génération durent, a contrario, en découdre et ferrailler. Colette Fellous a simplement bénéficié de la bénévolence de Jean-Marie Borzeix à France Culture, comme d’Isabelle Gallimard dans la galaxie Gutenberg. Elle se retrouva productrice-coordinatrice des « Nuits magnétiques » à la radio, ainsi que directrice de la collection « Traits et portraits » au Mercure de France. Sans coup férir.
Toutefois, elle découvrit ce qu’induit le pouvoir non plus seulement de faire, mais de faire faire. Il faut l’entendre, sans fausse naïveté, avec plutôt une lucidité blessée, décrire la farandole de gens intéressés qui se forma autour d’elle. Au « Ondes », le café des abords de la Maison de la Radio, on l’approchait comme une sommité : « Je peux te déranger un instant ? »
Cela en dit aussi long sur la précarité de certains métiers que sur la nature humaine, souvent prête à se plier à une dialectique dominant-dominé toujours recommencée.
Colette Fellous est l’une des rares personnes à ne pas s’être dissoute dans la relation d’emprise prédatrice qu’engendre un poste de responsabilité. Quand Laure Adler l’a délogée des « Nuits magnétiques », en 1999, pour remettre les clefs de l’émission à Alain Veinstein, Colette n’a guère bronché.
Elle s’est attelée à produire « Carnet nomade », une invitation au voyage à partir d’objets, de sons, d’associations d’idées, d’éclats de mémoire, de mots sur le bout de la langue et de rêves inachevés : une mosaïque récapitulative, gorgée de réminiscences barthésiennes et de prémonitions fellousiennes.
Et lorsqu’en 2015, un directeur de rencontre, Olivier Poivre d’Arvor, l’effaça de France Culture, la productrice partit sur la pointe des pieds, acceptant même un peu plus tard, de son licencieur propulsé ambassadeur de France en Tunisie, une invitation à présenter son œuvre dans les murs de la représentation diplomatique, au nom d’une certaine idée du partage culturel à rebours du ressentiment.
« Délicatesse » était un mot prisé par Roland Barthes et qu’elle a fait sien, l’air de rien. Amie de la nuance, Colette Fellous pardonne les offenses et cultive le « revenez-y » émancipé, plutôt que l’amertume qui nous enchaîne à nos tourments.
Ainsi le Tunis étriqué de son enfance est-il devenu un réservoir inépuisable d’impressions que vient croquer la mémoire, recréatrice, d’une écrivaine orfèvre de la vie en vrac et du pêle-mêle émotionnel. Colette Fellous, ou le ressac du vague à l’âme fertile…

Notre vigie des lettres et des ondes n’oublie pas, certes à un degré moindre mais au cœur de notre Europe à la fois repue et fourbue, les passants que nous sommes faisant mine de ne jamais remarquer les ombres qui dorment dans nos rues.

Douceur féline

Ces temps derniers, les conditions politiques tunisiennes tout comme la situation internationale ont tenu l’écrivaine à l’écart de sa chère Méditerranée, à l’écart du cri de l’hirondelle comme du muezzin, à l’écart de la lumière dans laquelle baignent non seulement les figuiers de sa terre natale, mais Carthage, Sidi Bou Saïd, le djebel Bou-Kornine.
Retenue à Paris, son indignation bat la campagne : de l’Ukraine à la bande de Gaza, à propos desquelles ceux qui ne veulent ni voir ni entendre les souffrances, engendrées par l’impérialisme ou la vengeance, s’installent avec impudence dans une cécité, une surdité, volontaires.
Notre vigie des lettres et des ondes n’oublie pas, certes à un degré moindre mais au cœur de notre Europe à la fois repue et fourbue, les passants que nous sommes faisant mine de ne jamais remarquer les ombres qui dorment dans nos rues.
En conséquence Colette Fellous, comme si elle convoquait les remembrances qui hantent son œuvre, comme si une floppée de spectres tournoyaient sous son crâne, se prend à murmurer, le regard tout à coup inquiet, avec sa douceur féline devenue âpre : « Comment en sommes-nous arrivés là ? »

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Portrait du cinéaste Avi Mograbi, prix Charles Brabant 2025 pour l’ensemble de son œuvre.

« Normalement je ne fais pas de déclarations, je fais des films… » En novembre 2024, Avi Mograbi profite de sa présence sur la scène de la cérémonie de clôture du festival international du documentaire de Leipzig pour demander à ses « amis internationaux d’exhorter [leurs] gouvernements à cesser d’armer et de soutenir Israël en ce moment dévastateur et d’encourager le gouvernement israélien à ouvrir la voie vers un Moyen-Orient pacifique où tout le monde sera libre entre la mer et le Jourdain ». Leipzig, ville natale de sa mère et où, comme il le raconte ce soir-là, sa grand-mère avait été battue par des hitlériens dans la rue sans que personne ne lui vienne en aide. Elle avait alors décidé de quitter sa vie confortable en Allemagne et de partir avec son mari et ses deux filles en Palestine.

Si ce soir-là il prend la parole, c’est que les films ne suffisent pas. Voilà trente-cinq ans qu’il en fait, décortiquant l’histoire et le présent d’Israël où il est né en 1956. C’est l’essence même de son métier de cinéaste : il ne saurait raconter autre chose que sa relation à son pays natal. Pas de neutralité, pas d’irréaliste objectivité, Avi Mograbi met en scène la réalité qui se présente à lui dans toute la complexité qu’elle revêt. Homme profondément de gauche élevé dans une famille sioniste dont il s’éloigne des opinions politiques à l’adolescence, il aime son pays autant qu’il le critique.

Même quand on est déjà d’accord, on se parle, on s’encourage, on se soutient, on manifeste de la solidarité. C’est ça qui fait que les films sont toujours importants, et encore plus aujourd’hui.

Avi Mograbi

Mémoire à l’œuvre

Quand on l’interroge sur un éventuel cinéma qui l’aurait influencé, Avi Mograbi ne peut s’empêcher de sourire : sa réponse ne va-t-elle pas nous surprendre ? Il pense à deux films. Le premier est signé Chantal Akerman. Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, l’a estomaqué, à la fois dans son contenu et dans le langage cinématographique que la réalisatrice belge y déploie en 1975. Le second ? The conversations, de Francis Coppola, Palme d’Or en 1974. Autre genre, même claque.

Il faut dire qu’il a la culture de l’image chevillée au corps : sa jeunesse, il l’a passée dans une salle de cinéma, et pas n’importe laquelle. Le grand-oncle Jacob, commerçant aisé de Damas, venu s’installer à Tel-Aviv en 1930, avait remarqué que les ouvriers qui construisaient sa maison préféraient ne pas déjeuner pour économiser leur argent et aller au cinéma. Qu’à cela ne tienne : il achète un terrain avec son frère pour construire un cinéma au bord de la mer. Ce sera le célèbre Cinema Mograbi. Les fondateurs comprennent l’air du temps : à l’heure où le cinéma se met à parler, ce sera la première salle du Moyen-Orient équipée pour le son. Le père d’Avi Mograbi en prend la direction à la fin des années 50. Deux salles, deux ambiances : dans la grande, Avi y découvrira les grands films hollywoodiens. Dans la petite, les Fellini, Bergman, et autre Antonioni.

Naissance du style Mograbi

En 1981, il achève ses trois années de service militaire obligatoire et commence par étudier la philosophie à l’Université de Tel Aviv. Puis il suit une formation artistique en arts plastiques à l’école d’art de Ramat Hasharon. Son premier film, Deportation, court métrage de 12 minutes, est primé au festival de Cracovie en 1989. Dans son deuxième film, The Reconstruction, prix du meilleur documentaire de l’Institut du film israélien en 1994, il décortique une affaire criminelle sordide en dénonçant les manipulations policières ayant conduit à la condamnation de jeunes Arabes israéliens.

Le troisième film le fera connaître à l’international. En 1997, Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon marque le début d’une œuvre singulière traversée par une opiniâtreté à raconter et un sarcasme séduisant, mêlant autofiction et cinéma direct. Dès le début du film il se raconte à l’image, sourire narquois, s’appliquant à se ridiculiser un brun comme un Jacques Tati qu’il admire, pour être sûr qu’on ne le prendra pas trop au sérieux. Le commencement de la méthode Mograbi ?

Le postulat de départ semble pourtant classique : jeune réalisateur revendiqué de gauche, Avi Mograbi veut faire un portrait très critique d’Ariel Sharon, alors en pleine campagne pour faire élire le Likoud aux élections législatives de 1996. Sharon n’est-il pas celui qui a précipité Israël dans la guerre au Liban en 1982, cette « sale guerre » qu’Avi a refusé de faire, ce qui lui a valu de passer 35 jours en prison ? Au fur et à mesure du tournage, le réalisateur devenu lui-même personnage semble tomber de haut : et si Ariel Sharon était contre toute attente un homme bonhomme, drôle et charismatique, qu’il se mettait à apprécier ? Réflexion politique, geste cinématographique, tout se mêle dans cette comédie documentaire qui nous en apprend autant sur Mograbi que sur son pays.

L’évolution d’une œuvre politique

Invité en France à projeter le film au festival de Lussas, qui deviendra son préféré, il rencontre le producteur Serge Lalou. C’est le début d’un rapport privilégié avec le public français et d’une amitié professionnelle au long cours. « Je suis sûr qu’on trouve les empreintes de Serge dans chacun de mes films », s’amuse-t-il. Les Films d’ici coproduiront ses sept long-métrages suivants, à commencer par Happy Birthday, Mr. Mograbi, en 1999. Poussant encore plus loin le mélange des genres, le réalisateur y tourne en dérision la coïncidence d’une triple célébration. En mai 1998 ont lieu les célébrations du cinquantenaire de l’État d’Israël. Pour les Palestiniens, c’est la commémoration de la Naqba, littéralement « la catastrophe » consécutive à la guerre de 1948. Et pour Mograbi ? L’anniversaire de ses 42 ans. Dans un road-movie mêlant fausse production et vraie quête sur traces des villages palestiniens engloutis par l’occupation militaire, il dissèque l’histoire son pays en embarquant le spectateur dans une aventure où le burlesque confine au désespoir.

Les années passent, les convictions s’enracinent, les films se suivent et ne se ressemblent pas. En 2002, une vague d’attentats-suicide pendant la Seconde Intifada pousse Avi Mograbi à interroger les mythes fondateurs de la culture israélienne, notamment ceux de Massada et de Samson, figures bibliques utilisées pour forger l’identité militaire et nationale d’Israël. En découlera Ne vengez qu’un seul de mes deux yeux (2005). Mograbi s’emploie à démontrer comment l’instrumentalisation des mythes dans l’éducation israélienne pousse la jeunesse à s’identifier à des figures de sacrifice et de violence, alimentant l’aveuglement moral des soldats et justifiant, sous couvert de sécurité, l’oppression des Palestiniens. L’une des dernières scènes raconte autant l’homme que le documentariste. Il filme de près des soldats israéliens empêchant des écoliers palestiniens de rentrer chez eux. Hors champ, sa voix d’abord calme les exhorte à ouvrir la barrière. Le dialogue est sourd, la voix de plus en plus énervée. Il crie de les laisser passer. En vain. La comédie est finie, là, elle a laissé place à un cinéma direct qui nous touche au cœur.

Avec Z 32 (2009), Avi Mograbi imagine une nouvelle façon de raconter. Un jeune soldat, ancien tireur d’élite de l’armée israélienne, a participé à un crime de guerre en assassinant deux policiers palestiniens. Il a accepté de raconter son histoire mais seulement si le réalisateur lui assure l’anonymat. Pas d’Avi Mograbi à l’image, pense-t-on d’abord, le film s’ouvrant sur un long dialogue entre le jeune soldat et sa compagne, lui voulant son pardon à elle, elle cherchant à le comprendre et à continuer à l’aimer. Mais c’est mal le connaître. Il surgit, assis dans son salon, cagoulé. Dans une magistrale mise en abyme, Mograbi s’interroge sur le processus d’anonymisation de son personnage et plus largement sur sa propre éthique à raconter l’histoire d’un criminel. À donner refuge à un assassin, ne l’absout-il pas de son crime ? Ce dilemme, il décide de le chanter, réalisant un rêve vieux de 25 ans : « Je rêvais d’être une rock-star, là je chante accompagné de huit musiciens dans mon salon ! » L’équipe du film s’est étoffée, avec notamment le compositeur Noam Enbar, qui signe les textes et la musique et sera à nouveau à la manœuvre pour Dans un jardin je suis entré (2012) puis pour Entre les frontières (2016). La partition musicale est soignée. Avi Mograbi, tel un coryphée inspiré, chante ses états d’âme dans son salon, érigeant sa femme en sage conscience comme il s’était déjà amusé à le faire dans Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon. Extrait choisi : « Il se lave à ton regard, tu t’en tires avec un film encore percutant ! Alors cesse de flirter avec le mal, toi et lui vous n’êtes pas dans la même barque, et promets-moi de ne plus le filmer ici au salon ! »

Le cinéma d’Avi Mograbi ne donne pas de leçon. Il déplace notre regard, rend alerte, pousse à la curiosité de l’autre.

Camille Ménager

Filmer malgré la désillusion

En 2022, il compose avec Les 54 premières années, manuel abrégé d’occupation militaire une œuvre à première vue plus classique, au ton plus docte. Les années sont passées sur le visage et les cheveux désormais blancs d’Avi Mograbi. Pour lui, le mécanisme de l’occupation des territoires palestiniens obéit à une planification structurée depuis des décennies. Puisqu’il n’existe pas de manuel officiel, il va l’inventer lui-même, utilisant une vaste collection de témoignages filmés par « Breaking the silence », organisation de soldats vétérans israéliens qui ont servi dans les territoires occupés et qui ont décidé de témoigner de ce qu’ils ont vécu afin de visibiliser l’occupation. De 1967 à 2021, 54 années sont couvertes par des générations de soldats d’époques différentes mais d’expérience similaire. Pour coudre entre eux ces témoignages et des images d’archive choisies avec soin, il fallait un narrateur un peu machiavélique qui, à l’image, endossait le rôle d’un guide dans le manuel : ce sera Mograbi himself. Il s’est même laissé pousser la barbe, après tout, ça fait plus sérieux !

Si dans sa jeunesse il caressait quelques illusions quant à sa capacité à changer le monde avec ses films, l’homme de 69 ans les a enterrées. « Quand vous pensez aux vidéos des désastres qui ont lieu partout dans le monde et que les gens peuvent regarder sans fin sur les réseaux sociaux… Si toutes les atrocités, toutes les horreurs que vous voyez en vidéo à Gaza, n’ont pas poussé la communauté internationale à stopper le génocide que commet Israël à Gaza, alors que peut bien faire un film ? » Pour autant, il ne compte pas s’arrêter d’en faire. Il connaît son public, déjà converti à la cause. Et puis celles et ceux qui le tiennent pour un dangereux gauchiste ne les regardent pas, de toute façon. La raison est ailleurs. Les films doivent être support de discussion, de progrès, de soutien : « Même quand on est déjà d’accord, on se parle, on s’encourage, on se soutient, on manifeste de la solidarité. C’est ça qui fait que les films sont toujours importants, et encore plus aujourd’hui ». Le cinéma d’Avi Mograbi ne donne pas de leçon. Il déplace notre regard, rend alerte, pousse à la curiosité de l’autre. Merci, Monsieur Mograbi.

Camille Ménager est autrice et réalisatrice de films documentaires d’histoire. Elle s’intéresse notamment aux questions transverses entre l’histoire et la mémoire. Avec La tragique histoire de Fritz l’éléphant (Arte, 2024), elle a questionné la naissance de l’exploitation animale. Auparavant, elle a signé Le Siècle de Sabine Weiss (France 5, 2023)portrait sensible de la photographe humaniste, disparue pendant le tournage. Avec Sur les traces de Gerda Taro (France 5, 2021, Grand prix Terre(s) d’histoire au Figra), elle s’est intéressée au parcours de la photoreporter qui avait couvert les débuts de la guerre d’Espagne. Ses films, principalement réalisés avec des images d’archives, interrogent la question des traces documentaires du passé, et du récit contemporain de notre histoire collective.
Administratrice de la Scam depuis 2021, elle est présidente de la commission audiovisuelle depuis septembre 2023.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Portrait de la photographe et autrice Sandra Reinflet, lauréate du prix Roger Pic 2020 et administratrice de la Scam.

Il y a chez elle, jusqu’au bout des ongles – cela va de son maintien à sa façon de s’exprimer –, un alliage rare : le souci des autres et celui de sa liberté. L’empathie et l’affranchissement. L’autrice et photographe Sandra Reinflet ne s’est jamais vécue comme en prise directe avec les Muses, aux fins de se consacrer à l’art pour l’art. Émettrice attentive à la réception de son œuvre, elle se consacre aux « publics sensibles », c’est-à-dire éloignés de la culture, pour des raisons géographiques, sociales ou économiques.

Pas question pour autant de se livrer, pieds et poings liés, à la demande sociale, ni de se faire la simple porte-parole d’une cause dont ses créations seraient l’étendard. Si son travail est politique, Sandra Reinflet n’entend pas en assurer le service après-vente sur ce terrain-là.

D’où son mélange de sidération et de perplexité lorsque lui tomba sur le râble une affaire, fomentée par l’extrême droite, ayant mis sous les feux de l’actualité – ce dont elle se serait volontiers passée – son exposition sise dans la basilique cathédrale de Saint-Denis : « Nouvelles Reines ».* Face aux trente-deux dames de France inhumées dans cette nécropole royale, la photographe a mis en images trente-deux habitantes contemporaines, rencontrées à Saint-Denis et à Aubervilliers, à la suite d’ateliers réalisés avec diverses structures sociales locales.

Une fois établie la confiance, ces Dionysiennes et ces Albertivillariennes ont accepté de poser pour l’artiste, qui entendait saisir le parcours et la personnalité de chacune de ces « néo-souveraines » méconnues, repérées dans les plis précaires de la banlieue nord. Une telle révélation – ne parle-t-on pas de révélateur en photographie ? – s’accompagne, dans la basilique, de la projection, sur ces portraits du XXIe siècle, de fragments de vitraux médiévaux représentant les reines historiques, donnant à cette série de clichés une épaisseur temporelle doublée d’une beauté hybride, étrange ; une beauté à la fois si profane et un rien sacrée : trente-deux femmes mosaïques devenues. Ainsi le morcellement apparaît-il réparateur, à la manière du « Kinsugi », cet art japonais qui consiste à recoller des poteries en miettes avec de la feuille d’or, les rendant alors plus précieuses qu’avant la casse.

Le clergé catholique, si sensible à la question de l’incarnation, a trouvé le projet à son goût. Rendre visible l’invisibilité de citoyennes de peu d’aujourd’hui, drapées de teintes immémoriales héritées des maîtres verriers de jadis : quoi de plus chrétien, si l’on songe à une certaine nativité, dans la pauvreté de la Bethléem d’il y a deux mille vingt-cinq ans ?…

Alors que la haine d’autrui prospère en l’absence de l’Autre, c’est à la rencontre de celui-ci que nous convie l’art de Sandra Reinflet

Antoine Perraud

Cette vision bien tempérée n’a pas effleuré une poignée d’activistes postfascistes obsédés par un morceau de tissu qui met l’esprit public en émoi depuis une trentaine d’années : le foulard – hijab –, souvent appelé « voile », que portent certaines femmes musulmanes pour couvrir leur chevelure, leurs oreilles et parfois leur cou. Or sur les trente-deux « Nouvelles Reines », deux arboraient, tout naturellement, cet attribut islamique.

Près de six mois après l’inauguration de l’exposition en septembre 2024, la guerre fut déclarée, au mois de mars, par quelque pan de la fachosphère. Les mots habituels de la panique morale furent lâchés sur les réseaux sociaux : « Propagande immigrationniste », « blasphème » et tutti quanti. Le 11 mars, des séides d’un groupuscule d’ultradroite joignaient le geste à la parole en déboulant pour s’en prendre à trois portraits.

Sandra Reinflet n’est toujours pas revenue de cette irruption de la haine. Elle vit à Saint-Denis, ville riche de ses différences, où la plupart des habitants, comme presque tous les enfants dans les écoles, ne remarquent ni ne mentionnent les signes distinctifs – vêtements ou couleur de peau : « Ce n’est pas un sujet », remarque-t-elle en souriant. Et d’ajouter : « Au point que parfois, cela manque à la description dans le récit d’un élève revenant de l’école. L’hétérogénéité passe pour naturelle, quand on habite sur place. Ce sont des regards extérieurs, à la manière de cartes postales mal intentionnées, qui s’alarment, en toute méconnaissance de cause, comme lors de la campagne abominable que nous avons vécue. »

Notre artiste a voulu mettre en avant le courage, la résolution et l’ardeur de femmes résilientes, cernées par les violences ou luttant contre le virus du sida. Son approche, humaine, se révèle en définitive la même que celles d’autres séries entreprises. En particulier « Voie.x » (Prix Roger Pic 2020), magnifiques et poignants portraits d’artistes « sous contrainte », c’est-à-dire obligés et capables de créer, à coup de contournement et d’inventivité, malgré la censure ou le manque de moyen ; de la Mauritanie à la Papouasie-Nouvelle-Guinée en passant par l’Iran.

Ainsi fut décelé, saisi et magnifié au grand angle le sculpteur mauritanien Oumar Ball, au milieu de ses oiseaux tressés de fer, tels des grillages qui prendraient vie pour s’envoler en s’émancipant et s’émanciper en s’envolant. Ainsi fut mis au jour l’artiste visuel et performeur papouasien Jeffrey Feeger, qui, en l’absence de galerie, expose sur un tronc d’arbre enjambant une rivière sa série de cailloux aux couleurs vives, à la manière d’un Petit Poucet qui jamais ne désespère d’être abandonné à son sort de démiurge vulnérable et laissé-pour-compte.

Outre la compassion, le regard de Sandre Reinflet semble toujours dévolu à une forme de dévotion. L’une de ses premières invocations photographiques, voilà bientôt quinze ans, s’intitulait « Je t’aime [maintenant] ». Il s’agissait de représenter vingt-quatre personnes chéries, ne serait-ce qu’un instant, depuis l’enfance. Voilà une sorte de cadran solaire émotionnel. Il récapitule les rencontres capitales qui ont constitué l’enfant née à Thionville le 11 novembre 1981, ayant grandi à Saumur, passée de l’hétérosexualité à l’homosexualité – cette dernière donnée biographique lui vaut des tombereaux d’injures, de menaces, ou encore de dénonciations auprès de l’Église, de la part de ses contempteurs surchauffés de l’extrême droite.

Une telle douche froide a forcément quelque chose d’oppressif. L’artiste est rassérénée par le soutien du monde catholique – non intégriste –, ainsi que du CMN (Centre des Monuments Nationaux), la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) et de la Ville de Saint-Denis. Les institutions tiennent. Mais qu’en est-il de l’autocensure, ce baromètre interne qui alerte tout créateur en fonction de la météo politique ressentie, à l’heure de photographier ou d’écrire – Sandra Reinflet rédige les textes accompagnant ses prises de vue ; elle qui a publié trois livres-photos ainsi qu’un roman, Ne parle pas aux inconnus (JC Lattès, 2017).

Encore sous le coup de la fureur dont elle-même et son œuvre firent l’objet, la voici qui réfléchit à haute voix, à la fois alanguie et aux aguets, grave et sardonique, terriblement présente et déjà peut-être ailleurs, quand nous la rencontrons à la sortie d’un conseil d’administration de la Scam ; avant qu’elle ne file à un rassemblement prévu, à la Bastille, pour protester contre la misère budgétaire dans laquelle le pouvoir enfonce en ce moment la culture.

« J’avais eu un doute, explique-t-elle, au sujet de l’un des portraits de “Nouvelle Reine”, me demandant s’il serait accepté. Il l’a été sans problème. Une femme avait demandé à poser torse nu après avoir guéri d’un cancer du sein. On voit ses cicatrices. Dans une basilique cathédrale, je m’étais demandée si cette nudité, même habillée de la lumière des vitraux passerait… En revanche, je n’avais pas songé un seul instant au voile. J’ai photographié les femmes comme elles souhaitaient l’être, sans jugement ni influence. Naïvement peut-être, puisque je l’avais toujours fait jusque là sans que cela suscite de polémique. Sauf que l’époque change, et que la parole raciste se libère à un point que je n’avais jamais mesuré d’aussi près. J’espère que cette affaire ne modifiera pas inconsciemment mon regard sur mon travail. Me poser la question la prochaine fois serait une forme de victoire consentie à l’extrême droite. Comment arriverai-je à ne pas me laisser effleurer par un tel repli régressif lors de mon projet suivant, à Rouen par exemple, avec des femmes là encore marquées par leur territoire, leur lieu de vie et les influences qui en résultent ? »

Autre programme en cours, soutenu par la DRAC, au sud des Vosges, dans ce Grand Est gangréné par le vote lepéniste : « Lieux communs. » Sandra Reinflet entend interroger la disparition d’espaces collectifs comme les cafés et les commerces, mais aussi liés aux services publics : les gares, les bureaux de postes, les transports, les hôpitaux. De ce fait, ne seront photographiés que des lieux personnels, individuels, particuliers, à travers des fenêtres. Tout devrait renvoyer au désert qui croît et sur lequel s’indexe le vote extrémiste et raciste : « Abandonnés et délaissés, les habitants ont l’impression que l’argent qui n’arrive plus jusqu’à eux est détourné. Par les immigrés qu’ils pensent assistés. D’où une recherche de boucs émissaires instrumentalisée par l’extrême droite. Se déploie du coup un racisme en l’absence de victimes du racisme : les racisés. Dès que ceux-ci s’incarnent, deviennent vos voisins, les condisciples de vos enfants à l’école, comme à Saint-Denis, le racisme reflue. »

Alors que la haine d’autrui prospère en l’absence de l’Autre, c’est à la rencontre de celui-ci que nous convie l’art de Sandra Reinflet. Et ce, sous forme de portraits. Non pas de morts, comme l’art funéraire égyptien du Fayoum, mais de vivants que trop d’entre nous, désormais, voudraient sinon morts, du moins exclus, refoulés, relégués, voire déportés.

Dans ses photographies comme dans ses textes, Sandra Reinflet offre une hospitalité symbolique à ses prochains, à la façon d’une mère aubergiste des arts visuels procurant à chacune et à chacun sa chambre claire. Ainsi va sa reconnaissance, dans tous les sens du terme.

 

* L’écume de la polémique en ferait oublier l’essentiel : l’exposition est ouverte jusqu’au 27 avril 2025.
Par ailleurs, VoiE.X sera exposée du 5 juin au 31 août 2025 au Château d’eau – Château d’art de Bourges

Exposition Nouvelles Reines

Nouvelles Reines - Sandra Reinflet

Nouvelles Reines - Sandra Reinflet

Nouvelles Reines - Sandra Reinflet

Nouvelles Reines - Sandra Reinflet

Nouvelles Reines - Sandra Reinflet

Nouvelles Reines - Sandra Reinflet

Nouvelles Reines - Sandra Reinflet

Exposition VoiE.X

VoiE.X - Sandra Reinflet

VoiE.X - Sandra Reinflet

VoiE.X - Sandra Reinflet

VoiE.X - Sandra Reinflet

VoiE.X - Sandra Reinflet

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Rendez-vous au Palais du Grand Large, à Saint-Malo au festival Étonnants Voyageurs pour notre traditionnelle après-midi consacrée au grand écrivain-reporter Joseph Kessel à l’occasion  de la remise du Prix Joseph Kessel 2024.

15h00 – Remise du Prix Joseph Kessel 2024

Le jury présidé par Olivier Weber et composé de Tahar Ben Jelloun,  Virginie Bloch-Lainé, Annick Cojean, Simonetta Greggio, Pierre Haski, Sybille Grimbert (lauréate 20223), Isabelle Jarry, Michèle Kahn, Pascal Ory et Guy Seligmann  remettra le Prix Joseph Kessel 2024 en présence du lauréat.

 

15h45 – Débat : Ecrire aujourd’hui quand on est ukrainien

Artëm Chapeye (Loin d’ici, près de nulle part, sous le nom d’Anton Vodyanyi, Bayard)

Natalka Vorojbyt, scénariste et dramaturge (Editions de l’instant), traduit par Iryna Dmytrychyn

Volodymyr Yermolenko, philosophe, président du Pen Club Ukraine (NRF, Kometa)

Rencontre animée par  Yann Nicol

 

17h30 – Projection du documentaire Porcelaine war de Brendan Bellomo et Slava Leontyev

Film primé au festival de Sundance

Au milieu du Chaos provoqué par l’invasion russe de l’Ukraine, trois artistes, Slava, Anya et Andrey, choisissent de rester sur place, armés de leur art, de leur appareil photos et pour la première fois, de leur armes.  Alors que la guerre s’intensifie, Audrey filme leur histoire. A travers la création d’animaux imaginaires en porcelaine, Anya et Slava témoignent de leur passé idyllique, leur présent incertain et leur espoir en l’avenir.

Rendez-vous à Saint-Malo au festival Étonnants Voyageurs pour notre traditionnel temps fort consacré au grand écrivain-reporter Joseph Kessel à l’occasion  de la remise du Prix Joseph Kessel 2023 à Sybille Grimbert.

14h – Débat et lectures : L’urgence de témoigner
« Je suis la mémoire du rien » Yazbek

Témoigner, un devoir moral des écrivains, des auteurs, des journalistes, passeurs de la destruction pour faire exister celles et ceux qui ne sont plus.

En présence de Samar Yazbek, Aliyeh Ataei et Justine Augier

Projection de Barayé de Shervin Hajipour
Depuis le début du soulèvement en Iran, « Barayé » est devenu un hymne à la liberté. Le jeune chanteur iranien Shervin Hajipour a écrit cette chanson en s’inspirant de tweets d’internautes iraniennes et iraniens. Arrêté, puis libéré sous caution, il est depuis réduit au silence.

15h – Remise du Prix Joseph Kessel 2023

Le jury présidé par Olivier Weber et composé de Tahar Ben Jelloun, Catherine Clément, Annick Cojean, Colette Fellous, Pierre Haski, Isabelle Jarry, Michèle Kahn, Pascal Ory, Guy Seligmann et Patrick Deville (lauréat 2022) remet son Prix à Sybille Grimbert pour Le Dernier des siens (Editions Anne-Carrière).

15h45 – Projection
Silent House
de Farnaz Jurabchian et Mohammadreza Jurabchian

La sage d’une famile iranienne sur trois générations dans une maison de Téhéran
1h40’ – Prix Mitrani, FIPADOC 2023

Cette année, le jury était présidé par Isabelle Jarry et composé de Lucile Bordes, Simonetta Greggio, Ivan Jablonka, Bertrand Leclair, Eloïse Lièvre, Ernestine Ngo Melha, Pascal Ory, de l’Académie française, Hubert Prolongeau, Jean-Marc Terrasse.

Le prix sera remis à Serge Rezvani dimanche 29 juin à 15h30 à la Salle du Sénéchal, dans le cadre du Festival Le Marathon des Mots à Toulouse.

« On le connaît sans trop savoir qui il est, il fait partie d’une France qu’on a adorée, celle des bohèmes de Montparnasse, des artistes sans le sou qui soudain avaient le monde à leurs pieds, des nouvelles vagues qui ont tout chamboulé, et des fées (…) Mais qui sait vraiment ce qui se cache dans cet homme qui a traversé le siècle, qui a tout dit de lui et de ses idées et de ses sentiments sans jamais, vraiment, se dévoiler ? Qui sait ce que cet homme pense et fait, lui qui pense et crée sans cesse depuis si longtemps que ses contemporains sont devenus parfois légende et mythe, et plus souvent poussière et oubli ? Rezvani, lui, est toujours là comme une sentinelle, un type debout qui ne laisse, jamais, rien passer sans l’analyser, le réfléchir, miroir des ères, héros du quotidien. »
Simonetta Greggio, romancière, membre du jury.

 

Serge Rezvani

Serge Rezvani se fait d’abord connaître dans les années 1950 pour sa peinture avant de s’imposer comme écrivain, dramaturge et parolier. Il écrit des chansons culte, notamment « Le Tourbillon », immortalisée par Jeanne Moreau. Son théâtre explore les liens humains et les blessures du passé. En littérature, il écrit de nombreux romans, certains autobiographiques dont Les Années-lumière (Flammarion, 1967), Les Années Lula (Flammarion, 1968) ; d’autres dont l’épique Traversée des Monts noirs (Stock, 1992 ; réédition en mars 2025 aux Éditions Philippe Rey), L’Origine du monde (Actes Sud, 2000) où se déploie le souffle de la grande tradition littéraire européenne, voyageuse, mélancolique et lyrique.

Serge Rezvani - photo Benjamin Géminel / Hans Lucas
Serge Rezvani - photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

« On connaît très mal un écrivain par un seul de ses livres : les harmoniques de l’œuvre nous échappent. »

Marguerite Yourcenar, En pèlerin et en étranger

C’est donc pour mieux approcher un écrivain, appréhender son univers, (re)découvrir son talent que le Prix Marguerite-Yourcenar de la Scam met en lumière un auteur ou une autrice pour l’ensemble de son œuvre. Il est doté de 8.000 euros.

Contact : presse@scam.fr – 01 56 69 64 34