Si on devient journaliste pour porter des sujets sur la place publique, les logiques d’audience remettent en cause ces vocations. Entre cette course aux chiffres et la défiance du grand public, Aude Favre retrace son parcours, ses doutes et ses choix de journaliste.

Pour qui est-ce que je travaille ? Je me suis souvent posé la question.

La logique voudrait que je réponde simplement « France 2 », « France TV Slash », « Arte » selon les circonstances. Je pourrais aussi, en réalité, donner le nom de mon employeur actuel, qui n’est pas une chaîne de télévision mais une société de production : Babel Doc. Mais est-ce que je travaille vraiment « pour eux » ?

Non. Le journalisme est loin d’être un produit comme un autre. On ne livre pas une enquête de six mois, un travail d’un an, comme on livre des fleurs ou des plateaux repas. Il y a dans le journalisme l’idée d’un bien commun à partager au plus grand nombre, d’une mission de service public, d’un travail qui est amené à nous dépasser, à se diffuser, à déteindre.

Il y a dans le journalisme l’idée d’un bien commun à partager au plus grand nombre.

par Aude Favre

En enquêtant sur le business de la désinformation ou sur le scandale des milliards d’animaux utilisés dans des expériences inutiles, ce n’est ni l’approbation d’un haut responsable de France Télévisions, ni celle d’un directeur de programmes que l’on recherche.

Les journalistes ne visent pas plus « haut » mais plus « loin ». Un horizon impalpable et pourtant si réel, que mes collègues et moi-même fantasmons souvent, que l’on connaît finalement très peu, que l’on craint même parfois : le fameux « grand public ». Mais qui est ce « grand public » qui hante notre travail à la manière d’un fantôme ? Comment savoir ce qu’il veut ? Et d’ailleurs, le « satisfaire » signifie-t-il lui donner à entendre ce qu’il souhaite ?

Vastes questions. Dans les salles de rédactions, j’ai parfois entendu que l’on travaillait pour la « ménagère de moins de 50 ans » – terme fleuri s’il en est. Mais qui est-elle, et que souhaite-t-elle ?
Durant la conférence de rédaction, tout le monde convoque mentalement tata ou mamie, en se demandant bien ce qu’elle aimerait manger comme information la semaine prochaine – un peu comme un service de cantine prépare les menus du mois.

Combiné aux objectifs d’audience que se fixent les chaînes, ce focus sur la ménagère, débouche de manière quasi systématique sur un reportage sur les plus belles « success stories » de Tahiti, sur le meilleur pâtissier de New York, les montres tendances de l’été… ou sur un fait-divers quelconque, type l’affaire Ligonnès, sur laquelle j’ai moi-même travaillé en avril 2011. La récompense vient avec les chiffres d’audience, qui sont souvent très bons sur ce type de sujet.
Mais la ménagère a-t-elle vraiment voulu cela ?
Est-ce là le « bien commun » que nous, journalistes, souhaitons produire ?

Bien-sûr que non. Les journalistes embrassent cette carrière difficile, décriée, peu rémunératrice, parce qu’ils ont au fond d’eux quelque chose à partager, parce qu’ils souhaitent que des causes soient portées sur la place publique, qu’il s’agisse du scandale des enfants placés, de l’évasion fiscale, ou du tri supposé des déchets.

Les journalistes embrassent cette carrière difficile, décriée, peu rémunératrice, parce qu’ils ont au fond d’eux quelque chose à partager, parce qu’ils souhaitent que des causes soient portées sur la place publique.

par Aude Favre

J’ai personnellement démarré ma carrière comme tout le monde dans ce métier, en rêvant d’être cette journaliste qui allait mettre les puissants devant leurs responsabilités. Cette journaliste qui allait se faire le porte-voix de ceux qu’on oublie, qu’on délaisse, qui n’ont aucun moyen de pression, que trop peu de gens défendent.
La veuve et l’orphelin.
Voilà les gens pour qui je voulais travailler.
Je vous le donne en mille : la veuve et son célèbre orphelin se fichent bien de savoir quelles vont être les montres tendances de l’été, et le fait que Xavier Dupont de Ligonnès ait enterré femme et enfants ne leur rend pas davantage service.

A quel moment, donc, ai-je dévié de mon objectif initial ?

Soyons honnête : dès le début de ma carrière.
2008 : après deux ans d’études au Centre de Formation Professionnel des Journalistes de Paris, je me retrouve à réaliser des reportages sur les vols de champignons, les vols d’huîtres (oui, oui), le cannabis made in France, le « Barbe bleue de l’Essonne ».  Cela peut faire sourire, mais c’est une chance inouïe, en réalité, car dans ce métier, parvenir à réaliser des reportages « long format » peu après la sortie d’école est une réelle performance. Je suis alors très fière. Je travaille dur.

Mine de rien, ces sujets sont difficiles à traiter, par conséquents ils sont très formateurs. Chacun d’entre eux représente un grand défi professionnel pour moi, j’apprends beaucoup. Mes reportages font en général de très bonnes audiences ; à croire que je lis dans les pensées de la ménagère. Certes, ce n’est pas vraiment ce type de reportages que j’avais imaginé en démarrant dans le journalisme, mais puisque je prends beaucoup de plaisir à les réaliser, alors je m’en satisfais.

A Camicas Productions, comme dans toutes les agences de presse qui vendent des reportages à d’importants diffuseurs que sont France Télévisions, M6 ou Canal Plus, le grand jeu tous les matins était de réfléchir à de nouvelles idées de reportages, pour ensuite essayer de les vendre.

Alors que nous cherchions des idées de reportages pour M6, je me souviens, dans ma grande naïveté des débuts, avoir proposé de traiter la montée de l’antisémitisme en France. Cette semaine-là, des statistiques alarmantes sur le phénomène avaient fait à peine quelques lignes dans les journaux.

Un rédacteur en chef, que j’essayais de convaincre de la pertinence du sujet, m’a alors concédé qu’il ne proposerait pas ce reportage, car « on ne peut pas s’amuser ». Cela me choque.

Qu’à cela ne tienne, je propose quelques jours plus tard de traiter le phénomène « bobaraba » en Côte d’Ivoire, c’est-à-dire la mode des grosses fesses (oui vous avez bien lu) : accepté de suite. Avec les félicitations du jury – c’était le « premier sujet vendu par Aude » ! Champagne. Audiences : au top.

Ayant parfaitement intégré les lois du système médiatique, à la rédaction, nous nous imposions comme premier critère, le potentiel viral d’un sujet, plutôt que son intérêt pour la société.

« Est-ce que ce sujet va marcher ? » prenait le pas sur « quel sujet mérité d’être creusé et porté sur la place publique ? »

Le système dans lequel nous baignions nous y poussait. Qui peut nous en vouloir ? Dans une société de production, comme chez n’importe quel sous-traitant, dans n’importe quelle industrie, il faut vendre.
Cela ne signifie pas que les reportages que je faisais, tout comme ceux de mes collègues, n’avaient pas d’intérêt, loin de là. C’est d’ailleurs une performance : à Camicas Productions, malgré cette logique d’audience, nous étions capables de produire des reportages sur les mineurs isolés, la pollution cachée d’internet, le manque de contrôle des abattoirs français.

J’étais personnellement fière de faire connaître les joies et les difficultés des familles d’accueil pour Zone Interdite, de donner la parole à des victimes de violences intra-familiales pour 66 minutes. Mais globalement, indéniablement, au fond de moi, comme tant de collègues, j’avais perdu le « qui » – ces gens que je visais à mes débuts et qui avaient pourtant été mon moteur pour devenir journaliste.
Je pense aujourd’hui à certains amis de talent, qui eux aussi, ont perdu ce « qui » qui leur donnait du sens, et ont fini par quitter la profession, écœurés de n’avoir pu réaliser les reportages d’utilité publique sur lesquels ils désiraient pourtant travailler.

Au fond de moi, comme tant de collègues, j’avais perdu le « qui ».

par Aude Favre

Combien de journalistes rendent ainsi leur carte de presse chaque année ?

Ils seraient de plus en plus nombreux à quitter la profession. Jean-Marie Charon, sociologue des médias, s’est récemment entretenu avec une cinquantaine de professionnels de l’information ayant récemment quitté le métier. La « perte de sens » est la raison première de leur reconversion.

Ces journalistes qui raccrochent. Ce sont autant de défenseurs de notre bien public qu’est l’information que nous n’aurons plus. En se reconvertissant dans la communication, comme c’est souvent le cas, ils doublent leurs salaires, ne travaillent pas le week-end, et n’ont plus ce problème de « qui » qu’ils ne parviennent pas à atteindre.  Pour ceux qui restent dans la profession, heureusement que les satisfactions de ce métier sont réelles, car la galère l’est autant.

S’il est difficile de pouvoir réaliser un reportage qui nous tient à cœur, il est devenu encore plus difficile d’être crédible, tout simplement. Les indicateurs de confiance sont désespérément au rouge.

Pour qui travaille le journaliste ? A en croire les statistiques, pour de moins en moins de monde.

Les professionnels de l’information sont de moins en moins écoutés, lus, crus. Selon un récent sondage Ipsos, seuls 16% des Français font encore confiance aux professionnels de l’information.
Les enquêtes que nous mettons des mois à réaliser, au prix d’un travail de titan, ne convaincraient même pas deux Français sur dix ? Difficile, dans ces conditions, de s’accrocher. Mais tout de même, portés par un insondable optimisme (ou une franche inconscience ?), nous le faisons.
Paradoxalement, c’est cette défiance du grand public qui m’a fait retrouver mon sens, ma boussole, il y a quelques années.

C’est cette défiance du grand public qui m’a fait retrouver mon sens, ma boussole, il y a quelques années.

par Aude Favre

En 2015, peu après les attentats de Charlie, je constate avec effroi que des contenus mensongers, produits sur le web en deux minutes top chrono sans aucun début de vérification, sont de cinq à dix fois plus populaires que des articles sérieux sur le même sujet. Fait aggravant : ils surfent sur les peurs, les angoisses, nourrissent la haine, créent des boucs émissaires.
Ces contenus-là auraient donc plus de « crédibilité » que notre travail ? Je suis sous le choc. Etalée devant mes yeux, à longueur de tweets et de pages Facebook, la crise de confiance devient cette fois bien réelle, palpable, incontournable.
Non contents de manipuler éhontément le grand public, de mystérieux comptes, provenant de « Georges75 » ou « L’heure de se réveiller », dépeignent les journalistes comme des vendus, des communicants du gouvernement, des alliés des puissants

C’en est trop ; je suis alors prise d’une envie folle de parler, de discuter, d’expliquer, de comprendre. En trois clics, je crée ma chaîne YouTube. Et là : vertige.
Moi qui n’avais jamais touché ce « grand public » que par société de production et diffuseur interposé, je suis cette fois sans filet, en direct avec ces gens, souvent déboussolés par les théories conspirationnistes, ne sachant plus à quel saint se vouer.
Mon « qui » me frappe en pleine tête, dès ma première vidéo, avec ce simple commentaire : « Vous me redonnez confiance envers les journalistes ». Je suis sonnée. Ça ne tient donc qu’à ça ? Créer une chaîne YouTube ? Grisant et déstabilisant à la fois. J’explique alors aux internautes que je ne travaille pas pour Macron, que je n’ai personnellement jamais été censurée, que c’est avant tout l’économie des médias, le système médiatique qu’il faut revoir, pour garantir la liberté de la presse.

Que nous, journalistes, ne faisons que composer avec ce système – que nous déplorons, qui nous coûte emplois et salaires, et que certains finissent malheureusement par fuir.

J’explique aussi que nous sommes les premiers à défendre notre indépendance éditoriale, et par conséquent ce droit à l’information dont tous nos concitoyens doivent jouir, et que nous avons, tout simplement, besoin d’aide. Beaucoup ont ouvert les yeux sur les difficultés de la profession grâce à cette chaîne YouTube, je suis contente d’avoir été cette fenêtre, d’avoir créé ce lien.

Aujourd’hui, je peux le dire, j’ai retrouvé ma raison d’être journaliste, j’ai retrouvé ces gens que je souhaitais aider, défendre. Certes, ils ont changé de visage. Je ne défends pas la veuve et l’orphelin, mais j’aide de nombreuses personnes à découvrir le journalisme, à cultiver leur curiosité, ne pas céder aux préjugés, à remettre en question leurs jugements.
J’ai acquis une conviction : la désinformation, dont les ravages se font sentir chaque jour davantage, ne pourra se résoudre que si nous, journalistes, allons à la rencontre de nos concitoyens. A la « rencontre », c’est-à-dire sans stylo, sans micro, sans caméra.

La désinformation, dont les ravages se font sentir chaque jour davantage, ne pourra se résoudre que si nous, journalistes, allons à la rencontre de nos concitoyens.

par Aude Favre

C’est ce que tous les journalistes de l’association « Fake Off » font, chaque jour. Ils arment la jeune génération contre les ravages de la désinformation en donnant aux collégiens des clés pour vérifier des articles et des vidéos. Mais surtout, surtout, ils dialoguent. Ils tissent du lien. Ils montrent, sans l’édulcorer, le vrai visage du journalisme, loin des esclandres des plateaux télé et des émissions de divertissement.
Ce n’est qu’ainsi que se répare la confiance. Que se ressoude une société.

Ce lien précieux, je le tisse en ce moment même avec plus de 1500 citoyens, qui ont décidé de mener de véritables enquêtes avec moi. Dans mon équipe : des étudiants, des retraités, des jardiniers, des chefs d’entreprise, des assistant maternels, des moniteurs de voile qui n’ont jamais mis les pieds dans une rédaction mais veulent eux aussi, à leur échelle, participer à la lutte contre la désinformation.
Ensemble, nous allions nos compétences, nous nous épaulons, nous nous aiguillons, nous apprenons, nous nous refilons des tuyaux sur les meilleures façons de vérifier tel ou tel contenu. Nous qui n’avons pas grand-chose en commun, nous travaillons ensemble, dans un même but : œuvrer pour une société plus éclairée.
L’aventure est gigantesque, le défi immense. Grisant.

Pour qui travaillons-nous ? Pour nos concitoyens, nos amis, nos familles. Pour la société. Et un peu pour vous, je l’espère.

Aude Favre est co-fondatrice et Présidente de l’association Fake Off, qui arme des milliers de jeunes contre la désinformation. Elle a lancé en 2017 la chaine YouTube WTFake, dans laquelle elle réalise des enquêtes sur les théories du complot. Elle développe aujourd’hui une rédaction citoyenne anti-fake news, à laquelle participent plus de 1500 personnes sur le serveur Discord.

La Scam affirme la place singulière des auteurs et des autrices dans la société. Astérisque en est le porte-voix.

Série - Pour qui travaille le journaliste ?

Hervé Brusini - Crédit photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#1 "Un peu d’histoire à la rescousse" par Hervé Brusini

Doan Bui - Crédit photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#2 "Écrire pour réparer le silence" par Doan Bui

Denis Robert - Crédit photo: Benjamin Géminel / Hans Lucas

#3 "Longtemps je ne me suis jamais posé la question" par Denis Robert

Anne Chaon à Mazar-i-Sharif, en marge d'un buzkashi, dans le nord de l'Afghanistan en mars 2018
Anne Chaon à Mazar-i-Sharif, en marge d'un buzkashi, dans le nord de l'Afghanistan en mars 2018

#4 "Pour ces autres vies que la sienne" par Anne Chaon