Pour ce 10e épisode de notre série Pour qui travaillent les journalistes ? Nous avons posé la question au lauréat du Prix Albert Londres 2023 (presse écrite).

Et si les journalistes travaillaient pour eux-mêmes ?

Pour quelles raisons, nous, les reporters de guerre indépendants, acceptons-nous de travailler à portée de tir pour l’équivalent d’un smic, si ce n’est parce que nous adorons notre métier ? Pourquoi sommes-nous prêts à perdre de l’argent – c’est-à-dire prêts à nous lancer dans un reportage dont nous savons à l’avance que les coûts de production, de transport, de logement, de traduction, seront supérieurs à notre rémunération -, si ce n’est par engouement pour notre vocation ?

Pourquoi acceptons-nous le mépris des rédactions, qui nous sous-payent, et de certains de nos lecteurs, qui nous insultent, si ce n’est par passion pour le terrain ?

Il m’arrive de faire ce métier pour les mauvaises raisons. Pour l’adrénaline et l’aventure. Pour l’admiration qu’on me porte, pour une page Wikipédia. Pour pouvoir dire, en haussant légèrement la voix, « Yann Barthès ? Oui, il est super sympa dans la vraie vie ». Pour recevoir des prix, voyager et avoir des histoires à raconter en rentrant à la maison.

Si je n’étais pas correspondant de guerre, je serais moins.

Souvent, aussi, je fais ce métier pour les bonnes raisons. Parce que je m’intéresse aux autres, parce que les actualités que nous couvrons, ces guerres, ces crises, exigent toute notre énergie et nos compétences. Parce que les survivants que nous croisons méritent que nous nous intéressions à eux – eux qui, jamais auparavant, n’avaient perdu une jambe, un parent, une maison. Eux qui traversent le pire moment de leur existence et qui implorent qu’on documente le crime qui les a rendus infirme, orphelin, sans-abris.

Parce que les actualités que nous couvrons, ces guerres, ces crises, exigent un travail de terrain rigoureux, équilibré et empathique. Face au déluge d’images et aux campagnes de désinformation, opposer des faits vérifiés et contextualisés, faire le choix de la complexité et du doute, rapporter des histoires humaines qui permettent de créer des ponts, de Kiev à Bruxelles, de Jérusalem à Paris.

Rencontrer tout le monde, écouter, retranscrire ces perspectives avec honnêteté et esprit critique. Refuser de se laisser enfermer dans un camp sans pour autant créer de fausse équivalence entre agresseur et agressé, entre occupant et occupé. Quand certains cherchent à nier, nous devons révéler. Face à la propagande, l’information. Face aux double-standards, la cohérence. Contre le relativisme et les justifications, une clarté morale.

Les journalistes travaillent pour eux-mêmes, par passion. Ils travaillent aussi pour les autres, par devoir.

Wilson Fache

La première fois que le journalisme m’a procuré une forme de récompense, c’était en décembre 1999. L’Erika, un pétrolier maltais, venait de faire naufrage au large de la Bretagne, provoquant une gigantesque marée noire. Mes parents, absorbés par le JT de France 2 qui avait décidé de consacrer une partie de son 20h à cette catastrophe environnementale, ne m’avaient pas encore mis au lit. J’avais à peine sept ans et je n’avais jamais pu rester éveillé jusque si tard. Je regardais les reportages se succéder en jubilant.

Je suis ensuite passé de l’autre côté de l’écran et le journalisme est devenu d’autant plus gratifiant. Un métier-excuse pour se faire inviter partout, par tout le monde. Si les journalistes travaillent pour eux-mêmes, c’est avant tout pour ça : ce prétexte qui permet de toquer aux portes et de veiller tard.

Le journaliste belge indépendant, Wilson Fache couvre le Moyen-Orient et les grandes actualités internationales pour de nombreux médias (RTBF, RFI, LibérationL’Orient-Le Jour, RTS, RTL…). Il a reçu le Prix Albert Londres de la presse écrite 2023 pour ses reportages sur l’Afghanistan (Libération et L’Echo), la gare routière de Tel Aviv (Mouvement) et l’Ukraine (L’Echo).