« Le féminisme est un fait de société, un projet politique, une révolution, au sens historique, symbolique, physique du terme. Quand j’écris, je lui emboîte le pas. Je suis devenue journaliste pas seulement pour raconter le monde, mais pour tenter de le changer. »
Pour ce 9e épisode de notre série Pour qui travaille les journalistes ?, Giulia Foïs revient sur son parcours et les étapes d’une vie engagée.

Un apprentissage conjugué au masculin

Le masculin l’emporte sur le féminin. Le masculin est le neutre. Le neutre est l’universel, et l’universel est le garde-fou, la colonne vertébrale, le principe fondateur du pays des Lumières, le nôtre, et il est beau, et il est grand, ce pays, puisqu’il s’avère aussi être celui des droits de l’homme. Année après année, je note, j’apprends, et je ne tique même pas. Je corrige, même. J’écris « Homme », avec un H majuscule, celui du neutre, de l’universel, et des Lumières – j’apprends vite. Le masculin de mon école primaire, le neutre de ma fac de lettres, l’universel de mon école de journalisme. Je viens d’y entrer, je bois les paroles de celui qui enseigne – plus rarement « celle », mais je ne m’en rends même pas compte. Il est journaliste, j’aspire à l’être. Il sait, je consigne. Le journaliste doit s’effacer derrière les faits, l’objectivité est une vertu cardinale. Je note. Le journaliste est un passeur, il écrit pour le plus grand nombre. Je note. Le journaliste sait mettre de côté ce qu’il est, qui il aime, et pour qui il vote, le journaliste s’oublie, au nom de l’intérêt général. Je note et je m’incline devant la noblesse d’un métier qui semble tenir autant de la technique, que de l’éthique.

La parenthèse utopique…

Je suis fille du service public – France Inter, France Culture, France Info dans toutes les pièces de la maison, et cette idée que l’information n’appartient à personne d’autre qu’au peuple d’où surgit l’événement. Je suis la dernière production d’un couple né entre les mouvements de jeunesse italiens, et Mai 68, en France. Ma mère balançait des pavés, mon père changeait les couches de mon frère, et moi, j’ai grandi avec cette histoire là. Les stéréotypes n’existaient que pour qu’on les dégomme. Les rôles assignés promettaient la sclérose de la pensée. Le collectif avait le pouvoir de faire bouger les choses, l’individu le devoir d’essayer. Le féminisme avait gagné : le genre n’existait pas. Une nouvelle société avait émergé, et, cette fois, elle était vraiment universelle.

… rattrapée par la réalité

Le problème, avec la réalité, c’est qu’elle finit toujours par vous piquer le nez. Au Centre de formation des journalistes, j’ai vite compris que la guerre était un truc de bonhomme. A peu près comme la politique, l’économie, ou le sport. Aux filles, on laissait volontiers la culture et la société, ce truc suffisamment vague pour qu’on puisse y mettre ce qu’on voulait. J’aime le vague – pour la marge de manœuvre, alors j’y suis allée. Entre temps, la vie m’avait appris que mes parents s’étaient trompés : pour l’extérieur, le genre existait. Dans la rue, le genre existait. Etre une fille, ça aussi, c’était une réalité. Je ne compte plus les mains au cul, et les coups de sifflet. Je liste à peine les regards qui déshabillent, les « salopes » qui salissent, et le nombre de fois où j’ai pressé le pas en rentrant chez moi. J’ai eu la peur au ventre. J’ai eu la main sur l’épaule. J’ai eu le rédacteur en chef bienveillant, et la voix qui se baisse pour m’apprendre à marcher : « comme t’es une fille, on t’attend plutôt du côté de l’émotion, que de celui de l’analyse ». Je l’aurai pilé. J’étais CDD. Je n’ai pas moufté. Comme la majorité d’entre nous, j’ai appris à serrer les dents. A baisser la tête. A raser les murs. Et puis j’ai connu le viol, comme pas mal d’entre nous. Alors, comme certaines, je suis devenue féministe. J’ai compris que ce que j’avais subi était symptôme et cause d’un système qu’il fallait dégommer. J’ai voulu le dégommer. Et j’ai mordu mes lèvres, le 8 Mars, devant les quelques poignées qu’on était, réunies sous la pluie, sur une place de la Bastille qui nous racontait l’avènement d’une société libre, égalitaire, et fraternelle. Dans les années 2000, le féminisme avait gagné, alors on l’avait enterré. Et personne n’osait parler de sororité.

Modifier l’angle de vue mais regarder toujours

Et puis un jour, j’en ai eu marre. A force de faire semblant d’être neutre, je l’étais devenue, et j’annonçais à l’antenne la pire des catastrophes naturelles avec la même intensité que les prévisions de Bison Futé une veille d’Ascension : tout se répétait, tout était prévisible, plus rien ne me faisait rien. Les inondations me glissaient dessus. Les morts faisaient dodo. La vie c’était compliqué, c’était comme ça qu’est-ce que vous voulez, alors j’ai arrêté. J’ai décollé de l’actualité chaude comme on décolle le nez de la vitre, et je suis « descendue » aux programmes. Physiquement, on était un étage au-dessous. Dans la hiérarchie des valeurs éditoriales, c’était la dégringolade. Allais-je seulement pouvoir garder ma carte de presse ? La question ne cessait de m’étonner : moi, je voulais juste changer de rythme. Modifier l’angle de vue, mais regarder, toujours. Rapporter des faits, encore, mais freiner la cadence. Les décrypter pour le plus grand nombre, évidemment, mais prendre le temps. Saisir le réel, plus que jamais, mais pouvoir faire un pas de côté. Souffler. Respirer. Comprendre. Et, parfois, m’offrir l’immense liberté de dire « je ».

Saisir le réel, plus que jamais, mais pouvoir faire un pas de côté. Souffler. Respirer. Comprendre. Et, parfois, m’offrir l’immense liberté de dire « je ».

Giulia Foïs

Comme dans : « à force de traiter de sujets de société, je constate un certain nombre d’injustices ». Ca pourrait être un fait. L’écart de salaire moyen, entre un homme et une femme, c’est un fait. L’inégale répartition des tâches domestiques, dans le couple, c’est un fait. L’écrasante domination des hommes aux postes de pouvoir politique, économique, médiatique, c’est un fait. Mais, au pays des Lumières, c’est un fait qui déplaît, comme tout ce qui ternit le roman national. Le féminisme a gagné, le masculin est neutre, l’universel est une réalité, et le reste n’est qu’ovaires mal embouchés. A l’époque (autant dire : hier), dans les rédactions ou ailleurs, on considérait encore le féminisme comme une opinion obsolète partagée par quelques tue-l’amour désespérées – c’était sans doute les mêmes qui voyaient l’écologie comme le terrain de jeu des peines à jouir de la planète… C’était la seule fenêtre de tir possible, et je m’y suis engouffrée. Comme une damnée, j’ai bossé. Chiffrer mes chroniques, sourcer, calibrer au millimètre près : le sujet, je le sais, suscite tellement d’hostilité, que j’avance blindée.

Il y aura toujours un biais

J’apprends. Que la France est le seul pays au monde où on dit « droits de l’homme », et pas « droits humains ». Que notre langue est à peu près aussi inclusive qu’un monde dont la moitié des locataires est piétinée par l’autre. Qu’avant, on disait « autrice ». Mais que, quand des hommes ont fondé l’Académie Française, ils ont considéré que le mot devait être effacé, du vocabulaire, comme de la pensée. Alors les femmes ont disparu de nos bibliothèques. Alors les manuels scolaires, les miens, ceux qui m’ont appris l’histoire, la littérature – le monde en somme, ont été squattés par les hommes, de la première, à la dernière page, tant et si bien que leur point de vue, unique, est devenu hégémonique. Si répandu qu’on a pu le croire neutre. Tant réitéré qu’on a pu le dire universel.

Je me souviens. Que depuis que j’ai commencé le métier, ceux qui commentent, ceux qui analysent, ceux qui dessinent le monde sont des hommes : à eux, l’expertise, érigée en vérité ; aux femmes le témoignage, forcément parcellaire, forcément contestable. Que, dans tous les organes de presse où je suis passée, au micro, comme sur un plateau de télé, ils sont souvent les premiers, et les derniers à parler. Que, dans ma promo, au CFJ, nous étions tous les mêmes : blancs, bourgeois, officiellement hétéros. Et ça, qu’on le veuille ou non, ça s’appelle un biais.

Le réel n’est qu’une question de point de vue

Je pense que l’objectivité n’existe pas. Que les journalistes ne sont pas des machines. Et que, bien avant de traiter une question, de partir en reportage, d’écrire la moindre brève, ils font des choix.

Giulia Foïs

Avant même que le papier ne soit écrit, que la caméra ait tourné, que le son ne soit monté, leur subjectivité est intervenue. Pas grave. Normal. Bonne nouvelle, même : nous avons des doigts qui tapent sur un clavier, nous avons aussi du sang qui coule dans les veines, un cœur qui bat parfois la chamade, des tripes, des colères, et des souvenirs. Ce vécu là, ce bagage là font de nous les professionnels que nous sommes : naturellement singuliers, nous sommes la preuve vivante, incarnée, que le réel, en soi, n’existe pas, et que tout n’est jamais qu’une question de point de vue. A nous de l’étayer, à nous de le nourrir, à nous d’être le plus honnête, et le plus rigoureux possible. C’est tout. L’ambition peut paraître moindre, elle a le mérite d’être plus juste. A nous de l’assumer. Mais pourquoi ne pas le faire ? A titre personnel, je me demande surtout ce que dirait de nous cette neutralité sur des sujets comme le mien : à force d’avoir le nez plongé dans une réalité que tout le monde préfèrerait éviter, à force de me cogner à un monde où on viole (toutes les sept minutes, aujourd’hui, en France), où on cogne (deux cent milles femmes chaque année), où on tue (une tous les trois jours à minima), quelle sorte d’être humain serais-je si je n’étais pas déterminée à le faire bouger ?

Le journalisme est mon métier

J’écris pour que ça s’arrête.
J’écris pour que l’on sache et qu’on regarde le monde en face.
J’écris pour comprendre pourquoi, j’écris pour savoir comment.
J’écris pour déminer, j’écris pour décrypter.
J’écris pour le plus grand nombre, parce que personne n’échappe à ces sujets.
J’écris parce que c’est mon métier. Que mon métier consiste à traduire le monde tel qu’il est, dans ses mouvements, dans ses résistances, dans ses atermoiements, et que, ce faisant, j’espère accompagner la naissance de celui d’après.
Le féminisme – comme le réchauffement climatique, n’est pas une opinion. On n’est pas « pour ou contre le viol ». L’IVG est un droit inaliénable. L’égalité femmes / hommes n’est pas une réalité, et l’universel reste un but à atteindre. Chaque jour, je mesure la désinformation, je constate la force du fantasme, alors je répète les faits : non, les homme ne seront pas grand remplacés, mais ils pourront peut-être, un jour, vivre dans un monde plus civilisé.
J’écris pour informer, j’écris au nom de l’intérêt général.
Chaque jour, je lis, j’interroge, j’apprends encore, et je partage toujours : le journalisme est mon métier.
Le féminisme est un fait de société, un projet politique, une révolution, au sens historique, symbolique, physique du terme. Quand j’écris, je lui emboîte le pas.
Je suis devenue journaliste pas seulement pour raconter le monde, mais pour tenter de le changer.

Je me souviens. Que depuis que j’ai commencé le métier, ceux qui commentent, ceux qui analysent, ceux qui dessinent le monde sont des hommes : à eux, l’expertise, érigée en vérité ; aux femmes le témoignage, forcément parcellaire, forcément contestable. Que, dans tous les organes de presse où je suis passée, au micro, comme sur un plateau de télé, ils sont souvent les premiers, et les derniers à parler. Que, dans ma promo, au CFJ, nous étions tous les mêmes : blancs, bourgeois, officiellement hétéros. Et ça, qu’on le veuille ou non, ça s’appelle un biais.

La journaliste Giulia Foïs s’est peu à peu spécialisée dans les questions de genre. Productrice à France Inter, elle crée le débat depuis dix ans, sur les ondes, à propos des violences sexuelles, de la condition féminine et de toute forme d’oppression (Pas Son Genre; En marge). En mars 2020, elle publie Je suis une sur deux, récit-manifeste contre le viol et du combat qu’elle a dû mener pour s’en sortir. Sa participation à Ceci est mon cœur marque ses premiers pas dans la littérature jeunesse.

Série - Pour qui travaillent les journalistes ?

Hervé Brusini - Crédit photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#1 "Un peu d’histoire à la rescousse" par Hervé Brusini

Doan Bui - Crédit photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#2 "Écrire pour réparer le silence" par Doan Bui

Denis Robert - Crédit photo: Benjamin Géminel / Hans Lucas

#3 "Longtemps je ne me suis jamais posé la question" par Denis Robert

Anne Chaon à Mazar-i-Sharif, en marge d'un buzkashi, dans le nord de l'Afghanistan en mars 2018
Anne Chaon à Mazar-i-Sharif, en marge d'un buzkashi, dans le nord de l'Afghanistan en mars 2018

#4 "Pour ces autres vies que la sienne" par Anne Chaon

Aude Favre. - Photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

#5 "Un bien commun à partager" par Aude Favre

Philippe Pujol
photo Benjamin Geminel / Hans Lucas

#7 "Schizophrénie salutaire" par Philippe Pujol